La Culture est une très vaste construction de l’écrivain écossais Iain Banks. Les 9 romans, qui peuvent se lire séparément, resteront hélas trop peu nombreux en raison du décès de l’auteur en 2013, à l’âge de 59 ans. Voici leur liste :
- Une forme de guerre (Consider Phlebas) (1987)
- L’usage des armes (Use of Weapons) (1990)
- L’homme des jeux (The Player of Games) (1988), le plus accessible pour commencer
- Excession (Excession ) (1996), un peu plus difficile en tant que transition vers la seconde partie du cycle
- Inversions (Inversions ) (1998)
- Le sens du vent (Look to Windward) (2000), le texte le plus tourné vers l’intérieur de l’utopie
- Trames (Matter) (2008)
- Les enfers virtuels (Surface Detail) (2010)
- La sonate hydrogène (The Hydrogen Sonata) (2012), le plus drôle, un des meilleurs, contenant tous les éléments et la richesse des autres romans
- et un recueil de nouvelles, L’Essence de l’Art (The State of the Art) (2009)
Société pan galactique vieille de neuf mille ans, la Culture n’est pas la plus ancienne civilisation de ce niveau de réalité, mais elle compte parmi les plus vastes et puissantes organisations de l’univers connu. Au contraire des empires galactiques, la Culture réside au point de fuite de la civilisation et de l’utopie anarchiste : aucun gouvernement centralisé, une mosaïque immense de sociétés pas uniquement humaines, unifiées par la volonté de fournir à ses membres les moyens de leur épanouissement personnel. Des « intelligences artificielles » sous-tendent l’organisation sociale et se situent bien souvent au centre des récits qui nous décrivent un univers cohérent, d’une société idéale confrontée à ses limites et responsabilités politiques, historiques et parfois ontologiques car la réalité ne semble pas se limiter à ce que nous connaissons en terme d’univers matériel.
La place de l’humain ou plutôt de l’être conscient, sa vie, son individualité et son accomplissement, bien souvent en termes de création artistique, sont toujours au cœur des préoccupations de ces Mentaux dont l’intelligence (artificielle) parfois machiavélique, la personnalité complexe et les motivations très variées forment le ressort de nombre des histoires de la Culture.
Ce petit article se propose d’extraire quelques uns des principaux thèmes qui construisent cet univers, en tentant de préserver le plus possible la découverte des intrigues pour le lecteur.
- 1 – Trames et narrations
- 1.1 – L’architecture de l’utopie : figures de la démesure
- 1.2 – Voyages en utopie : l’évolution
des structures narratives dans les romans - 2 – L’utopie au contact du réel : les enjeux politiques
- 3 – La machine et la vie
- 4 – Frontières de la Culture, frontières du réel

1 – Trames et narrations
1.1 L’architecture de l’utopie : figures de la démesure
L’obsession du gigantisme chez Iain Banks n’est pas un détail. Nous n’avons pas idée des frontières de la Culture, si cela a un sens : elle s’étend sur des millliers et des milliers d’années lumière que d’immenses vaisseaux parcourent à des vitesses qui dépassent l’imagination. La durée très importante de certains voyages peut parfois occuper une bonne part d’un roman ou contribuer à constituer l’intrigue (dans Excession par exemple), et la lenteur de la lumière peut donner lieu à la commémoration d’événements très lointains dans le temps d’une civilisation vieille de plusieurs milliers d’années (c’est un des ressorts du « Sens du Vent »). L’age lui même n’est plus une limite, un personnage de « La Sonate Hydrogène » ayant même participé à la fondation de la Culture. Ce gigantisme dans le temps fait souvent miroir à la démesure architecturale de l’utopie dans l’espace.
Les citoyens de la Culture vivent presque toujours dans des Orbitales. Constructions de dizaines de milliers de kilomètres de circonférence, produites par une ingénierie spatiale à l’échelle de systèmes solaires entiers, ce sont des orbes immenses où s’échelonnent des géographies fortement contrastées : océans, déserts, montagnes, et cités qui semblent cependant à taille humaine même si ces Orbitales peuvent abriter des dizaines de milliards d’habitants. Iain Banks ne nous confronte jamais à un enfer urbain, au contraire : les paysages immenses et grandioses des orbitales forment la plupart du temps des reconstructions de natures sauvages, parfois périlleuses où se pratiquent des sports de l’extrême dont les adeptes n’ont pas toujours sauvegardé leur conscience, par amour du risque voire même par mode. Le sens du vent nous propose un parcours très détaillé d’un tel monde, tandis que L’homme des jeux commence par la présentation d’une vie communautaire et de festivités à taille humaine. Il est possible trouver la solitude comme le confort ou le luxe dans un environnement qui semble réellement naturel. Ce sont les multitudes de choix de vie qu’offre cette société «communiste», c’est à dire d’abondance.

L’infrastructure artificielle sous jacente est également mise en scène, autant du point de vue de celui qui gère l’Orbitale (sans jamais la commander), que de par sa description concrète : ce sont d’immenses réseaux de communication et de vaisseaux, qui peuvent d’ailleurs en organiser l’exode. Une forme de guerre nous présente la destruction d’une de ces orbitales, la première présentée dans l’ordre chronologique des romans. Mais ce ne sera pas la seule à être détruite dans l’unique grande guerre que la Culture ait connue, marquant à jamais sa mémoire. Chaque roman reparlera de cette guerre Idirane, qui l’a conduite à détruire elle même ses propres constructions après évacuation hélas partielle des populations, comme le regrettera un des Mentaux responsables (Le sens du vent).
L’imaginaire de la science fiction est inséparable des vaisseaux spatiaux, mais la Culture ne construit pas de vaisseaux aux formes particulièrement séduisantes, Iain Banks s’en défendant d’ailleurs lui même. Par contre, ces vaisseaux détiennent des records de gigantisme : véritables mondes où vivent des millions d’habitants qui évoluent dans des forêts ou d’immenses parcs, ce ne sont pas de purs univers de métal froid, même si les niveaux inférieurs des VSG (véhicules sytèmes généraux) comportent de titanesques hangars et usines automatisées. Deux cent kilomètres de long est une moyenne pour ces astronefs qui ont d’autant moins de forme définie que celle ci est complétée par ces omniprésents champs de force que tout le monde sauf les créatures organiques manipule en permanence, à commencer par les omniprésents drones. Comme les vaisseaux, l’apparence de ces drones est aussi très éloignée de Robby le Robot ou de Z6PO, et leur intelligence et leur conscience n’ont rien à envier à celle des êtres organiques; ils sont de réels protagonistes des histoires, par exemple dans L’homme des jeux.

Le gigantisme de certains vaisseaux spatiaux parmi les plus prétentieux (tel l’Empiriste à la fin de La Sonate Hydrogène) n’est pas caractéristique de tous ces habitants de la Culture que sont les astronefs : les types et surtout classes de vaisseaux spatiaux sont extrêmement nombreux, à tel point qu’il est rare de trouver deux vaisseaux relevant de la même classe. Leurs noms prêtent souvent à sourire (montagne, désert, plaine, comète mais aussi gangster, meurtrier, psychopathe), autant que les noms des vaisseaux eux mêmes, qui est aussi le nom du Mental qui le pilote. Les performances de certains de ces astronefs plus modestes par leur taille font une bonne part de la puissance militaire de la Culture. Les personnalités guerrières de leurs Mentaux sont souvent très fouillées et complexes en même temps que « réalistes », comme En Dehors des Contraintes Morales Habituelles (tout un programme…). Celui-ci ne peut présenter à sa passagère qu’une rediffusion d’un combat spatial tellement rapide qu’il le repasse au ralenti, pour elle autant que pour lui. C’est son passage préféré : la destruction complète en un instant d’une flotte ennemie espionnée avec ruse pendant des dizaines de pages (Les Enfers Virtuels). On retrouve cette démesure de puissance avec la personnalité complexe de N’Allez Pas Confondre…, un des personnages principaux de La Sonate Hydrogène qui ne passe toutefois pas son temps, bien au contraire, à faire étalage de sa puissance. Les dernières pages du roman suffisent.
Cette obsession du gigantisme n’est pas l’apanage exclusif de la Culture : l’univers abrite des êtres vivants immenses, véritables écosystèmes en eux mêmes, à l’architecture difficilement concevable autant que leur esprit. Ce sont des intelligences totalement étrangères comme ces mystérieux béhémotaures dans « le sens du vent » ou encore les Dra’Azon évoqués dans Une Forme de Guerre, parmi d’autres entités d’une antiquité qui confond l’imagination. Trames se déroule dans une sphère creuse où une planète comme la Terre se logerait sans problème; elle fait partie d’un ensemble de mystérieuses constructions dont certaines abritent en leur centre un représentant d’une espèce sénescente auquel un culte est rendu. Ces créatures sont pourtant plus «jeunes » que ces sphères elles mêmes dont l’origine et la fonction est totalement oubliée. Leur âge remonte à plusieurs milliards d’années.

1.2 Voyages en utopie : l’évolution
des structures narratives dans les romans
Si l’univers de la Culture est marqué par une grande cohérence d’un texte à l’autre, la conception des romans et leur narration évolue grandement au fil du cycle. Une charnière peut être tracée entre les trois premiers romans et les suivants, séparés par une pause de 6 ans entre leurs rédactions.
Le tout premier texte, Une forme de guerre, est un long roman d’aventures qui nous dévoile assez complètement un univers dont les fondements ne changeront plus. L’intrigue se déploie linéairement, selon le parcours d’un des derniers représentants d’une espèce humanoïde qui a choisi de lutter contre la Culture dans une guerre sans merci. Le souvenir du conflit se prolongera dans chaque texte qui suivra, de la brève évocation au ressort majeur du récit (« le sens du vent » commémore une supernova provoquée pendant cette guerre). L’auteur prend le point de vue de l’ennemi, qui va perdre la guerre, avec toutes les ambiguïtés et doutes d’un tel choix : la préférence de la vie à un univers de machines comme celui de la Culture, dominée par des IA. On passe ainsi de monde en monde, de planète en Orbitale avec une bande de mercenaires aussi sordides qu’attachants au travers de scènes d’action qui pourraient donner lieu à des adaptations cinématographiques spectaculaires, comme l’évasion du vaisseau spatial hors des hangars du VSG Finalités de l’Invention, ou encore l’exploration mouvementée des tunnels du monde de Schar.

Les deux romans suivants, L‘homme des jeux et surtout L’usage des armes sont toujours des romans d’aventure, mais leur conclusion recèle tout un retour sur l’ensemble du récit, qui l’éclaire en changeant son sens, révélant mensonges et manipulations. Le machiavélisme d’une organisation très particulière au sein de la Culture, Circonstances Spéciales, vient bouleverser tout le sens du récit au moment où il s’achève. Comment l’utopie de la Culture se confronte-t-elle au réel, par quels espions et forces spéciales applique-t-elle sa politique ? La représentation de violences et de destructions n’est pourtant jamais une fin en soi, mais toujours une confrontation des idées de justice et de vie sociale harmonieuse à la réalité, qui appelle des réponses extrêmes. Dans L’Homme des Jeux, la manière dont le personnage principal terrasse son avant dernier adversaire par conviction politique, suite au choc de sa confrontation avec la réalité abjecte de la société qu’il visite, est un des passages les plus puissants de l’ensemble du cycle. Cela se déroule pourtant sur un plateau de jeu. Il n »est pas nécessaire d’accumuler les destructions matérielles les plus spectaculaires, la description des niveaux de violence, d’injustice et de tyrannie d’une société hors de l’utopie suffit à provoquer une réaction extrême du représentant de la Culture. Il n’exprime pas autre chose que ce qu’il est, c’est à dire ce que son monde a fait de lui. Nous reviendrons longuement sur le problème de la liberté que ceci implique.
L’enchaînement de machinations et de retournements progressifs du sens de l’intrigue, manières de jouer avec l’esprit du lecteur alors que les personnages des romans tentent de manipuler la réalité en sous main pour des raisons souvent douteuses, envahit la plupart des textes suivants, en particulier Excession. Alors se multiplient les histoires et points de vue au sein d’un récit devenant plus complexe que la simple suite linéaire d’une aventure.
Excession met pleinement en scène pour la première fois les Mentaux de la Culture et leur mode de communication qui ressemble fortement aux e-mails, avec un jargon technique que Iain Banks abandonnera par la suite (même si de telles communications seront au cœur du dernier roman, La Sonate Hydrogène). Il est vite clair que ces communications entre vaisseaux au cours de longs voyages spatiaux fait partie d’une intrigue complexe, les implicites derrière ces messages aux nombreux destinataires traduisant des lignes de fracture qui sous tendent la Culture elle même et ses orientations politiques au moment où elle est confrontée à ce qui pourrait bien être un immense danger (« Gulp !», dit l’UCG Destin Susceptible De Changement mis en face du « problème »). On dépasse le cadre des romans d’aventures précédents, même si les enjeux de ceux ci contenaient en filigrane bien plus qu’un destin personnel. La dimension humaine n’est pourtant pas abandonnée, il est au contraire fascinant de voir comment les informations les plus centrales sont obtenues des humains par les IA en respectant leurs principes alors que d’autres univers de science fiction plus faciles et convenus auront recours à la violence, la torture ou les manipulations mentales les plus destructrices. Les personnages humains présentent leurs propres histoires, qui s’entrecroisent avec celles des IA. La parfaite futilité humaine alterne ainsi avec une dimension cosmique et tragique dans une toile complexe dont les enjeux ne se dévoilent qu’au travers de retournements surprenants, un très long voyage spatial unifiant l’intrigue.

Cette multitude de points de vue, d’histoires dont on attend les recoupements, de machinations parfois sordides, de grandeur dans la modestie comme de basse mesquinerie chez les plus puissants, la mise en miroir de toutes ces contradictions, constituera la structure narrative de la plupart des textes suivants jusqu’au dernier chef d’oeuvre, La Sonate Hydrogène, en passant par les complexités des Enfers Virtuels. Iain Banks sait donner corps et vraisemblance aux personnalités les plus improbables d’intelligences artificielles dont l’esprit dépasse complètement celui des hommes, confinant à des divinités qu’ils ne sont pourtant jamais. Ces IA doivent prendre des décisions dans le monde réel, elles impliquent des choix difficiles mais très clairs et dont les conséquences s’avèrent majeures quand à l’histoire de cette utopie. La modestie de l’homme et la puissance impensable d’êtres qu’on ne peut plus réellement qualifier de machines sont mises en abîme de manière systématique, mettant chacun devant ses responsabilités si le seul véritable progrès qui importe demeure en son essence moral. On est bien loin de la jubilation devant la puissance de la technologie, même si l’on peut apprécier ponctuellement un petit (ou gros) combat spatial.
A coté de ces enjeux tragiques et mortels, la lecture des romans qui font la Culture demeure un plaisir savamment entretenu par un auteur qui distille les situations et personnages avec un humour féroce, une ironie toujours présente et un sens de l’absurde consommé. Bien des situations sont dépeintes en un langage très cru qui rapproche le lecteur de ces personnages fabuleux. Au delà du nom souvent dérisoire que ces Mentaux se choisissent, on pense par exemple à Marai Ziller qui, dans Le sens du Vent, cherche à échapper à tout prix à un de ses compatriotes en multipliant les activités d’explorations les plus futiles de l’orbitale Masaq (c’est pourquoi on parcourt en tous sens ce monde immense, voyage à l’intérieur de l’utopie). On trouve par exemple un désert flanqué de pylônes assez absurdes que l’on traverse par un moyen de transport à moitié en ruines que Central, le mental en charge de ce monde, sera bien obligé de venir bricoler. Mais encore, parmi tellement d’autres choses, le onzecordes, instrument improbable permettant de jouer la sonate hydrogène, ou la carcasse de ferraille et les comportements serviles qu’est bien obligé de revêtir le drone de L’Homme des Jeux pour faire croire au sous développement technologique de la Culture.
2 – L’utopie au contact du réel : les enjeux politiques
Presque tous les débuts de romans nous présentent l’intérieur de l’utopie, pour mieux sortir vers des mondes et civilisations très différents, dont le niveau de développement technologique ne menace jamais vraiment la puissance de la Culture. Mais alors, pourquoi se mêler de la vie et de la société des autres comme le fait la section Contact, en charge de la « diplomatie » ?
On sait que Contact déploie des agents auprès de peuples et de cultures très différents, dans la plus grande discrétion, sans équivalent à la directive première si importante dans une autre utopie appelée Star Trek. Inversions nous décrit la vie et le rôle délicat de deux agents de Contact qui observent une société humaine au sortir de l’époque médiévale. Ils n’ont pas l’interdiction de délivrer des technologies étrangères mais semblent ne surtout pas chercher à hâter le « progrès » de cette civilisation. Leur influence, discrète, est liée à leur personnalité : le docteur enseigne un certain nombre de choses à son assistant, mais le regard ethnologique peut-il se déprendre d’un investissement subjectif ? Les activités parallèles de ces deux agents au contact des puissants et de leurs intrigues conduisent le lecteur à attendre une rencontre de ces destins croisés, ou même l’information selon laquelle chacun est au courant de la présence de l’autre. Se rencontreront-ils ? C’est une image des raisons de la politique d’observation de Contact : de telles sociétés sont intéressantes, même si elles sont à des siècles de l’équivalent d’un Premier Contact. Combien de tels agents La Culture a-t-elle pu déployer, sur combien de mondes, et quelle est la durée de telles missions ? Bref roman émouvant et poignant, différent des autres, « Inversions » n’a peut être pas reçu toute l’appréciation qu’il mérite.

Les relations ne sont pas du tout les mêmes avec les autres civilisations qui ont atteint le stade du voyage spatial. La Culture les observe pour devancer toute mauvaise surprise, comme dans L’Homme des Jeux. Jusqu’à quel point l’Utopie est-elle porteuse d’un modèle qui peut la légitimer à intervenir directement dans l’histoire, la politique et les sociétés étrangères ? Dans quelle mesure l’anticipation d’un avenir proche doit elle conduire à des actions, parfois radicales, pour se prémunir de menaces potentielles ? Tout État dispose d’espions. Même si la Culture se croit être la meilleure et moralement la plus pure, elle n’y fait pas exception.
Circonstances Spéciales, la section spécialisée de Contact, recrute ses agents en observant très finement et rigoureusement les milliards d’individus qui peuplent les mondes et Orbitales, Certains trouvent le sens de toute leur existence dans la défense d’un modèle de société qu’ils jugent idéal, mais dans bien des cas la motivation est celle d’une vie d’aventures, de dangers et de ce que leur monde peut leur offrir de mieux et de plus difficile. Ils sont dotés d’améliorations personnelles, corporelles, tout à fait importantes en devenant des formes de vie considérablement augmentées, comme le décrit le chapitre 10 de Trames. Améliorations dont Anaplian, un agent non originaire de la Culture, doit se défaire pour regagner son monde d’origine.
La Culture ne se contente toutefois pas de recruter ses agents parmi sa propre élite pour faire le sale boulot. Ce sont ceux qui ne s’embarrassent pas de doutes moraux et d’interrogations existentielles qui seront les plus efficaces. Les formes concrètes de cette efficacité confirment le caractère particulièrement douteux des actions de CS, qui va jusqu’à désavouer ses propres agents de manière très autoritaire lorsque ceux ci sont, peut être pour une fois, en train de faire quelque chose de constructif. L’Usage des Armes, ouvrage au titre explicite, décrit ainsi le parcours difficile de Sheradedine Zakalwe qui n’est pas natif de la Culture mais lui consacre sa vie. Ou ses vies, car la puissance médicale de ce futur lointain permet de réparer à peu près n’importe quelles blessures de ses agents après leurs missions. Ce roman nous montre l’itinéraire personnel d’un agent à la personnalité complexe et aux actions douteuses, que l’on retrouvera à la fin d’un autre roman : il devient le « modèle » de celui à qui toutes les pires missions sont confiées pour ses plus grandes souffrances personnelles. Ici comme ailleurs, le spectacle de la violence atteint des dimensions extrêmes.
Tricherie et duplicité sont également bien présentes dans les modes de recrutement des agents qui figurent parmi les éléments les plus brillants de la Culture elle même. Dans L’Homme des Jeux, Gurgeh revêt la figure d’ambassadeur des moeurs et valeurs dans lesquelles le lecteur peut se reconnaître au vu de la société qu’il visite. Si rien ne le prédispose à devenir un agent de CS, la machination ourdie autour de lui pour le forcer à collaborer, l’accumulation des mensonges et manipulations lors de sa mission montrent le machiavélisme dénué de tout sens moral à la racine des actes de la Culture au contact des autres sociétés. Qui est le vrai tricheur dans l’intrigue de cette histoire extraordinaire ? On retrouve les mêmes manipulations et mensonges avec Yime Nsokyi dans Les Enfers Virtuels, où un agent n’a même pas besoin de savoir qu’il travaille en réalité pour CS, ce qui se révèle très dangereux pour les agents mais aussi très maladroit pour les actions mêmes que CS tentait de mener à bien.

Si l’existence de Circonstances Spéciales pose le problème de la realpolitik dans l’Utopie, l’actualité d’un tel questionnement est bien un miroir de ce que nous sommes (on pensera par exemple à l’activisme de l’auteur contre l’intervention américaine en Iraq en 2004) et de la moralité douteuse d’actions posant leur justification finale comme irréprochable. La fin justifie-t-elle les moyens ? Même la meilleure des utopies n’échappe pas à la question. Si une grande puissance implique de grandes responsabilités, quel en sera le prix ? On pense à l’intervention en sous main dans un processus démocratique qui précipitera une guerre civile particulièrement meurtrière sous prétexte de mettre fin à un système de castes, intervention qui provoquera en retour une tentative d’attentat terroriste considérable orchestré d’ailleurs en partie, semble-t-il, par des factions dissidentes de la Culture elle même. Le Sens du Vent croise alors les personnes brisées de ceux qui ont souffert de la guerre et de la mort, pour l’avoir subie mais aussi pour l’avoir donnée par l’usage d’une puissance tellement démesurée qu’elle finit par causer des dégâts insupportables à toute conscience, fut-elle « artificielle ». On pense au “I am become death, the destroyer of worlds” de Opennheimer. Iain Banks nous montre que toute construction utopique, si éloignée de la réalité semble-t-elle, demeure une métaphore du présent et un miroir de nous mêmes. Une faction pacifiste de la Culture a d’ailleurs quasiment fait sécession, se proclamant la Culture authentique, précisément par rapport aux compromissions morales de CS. Nous les rencontrons brièvement dans Trames.

La chronologie des romans est aussi celle de l’histoire de la Culture. L’intervention dans l’histoire Chelgrienne que l’on vient d’évoquer n’est pas sans conséquences sur la marge de manœuvre qui est laissée à cette civilisation dans les romans suivants, à propos de causes qui justifieraient pourtant une intervention plus marquée comme la destruction des enfers virtuels de l’avant dernier roman. La Culture a les mains de plus en plus liées : elle déploie des forces tout à fait considérables un peu partout par prudence avec des « veilleurs de nuit », mais ne peut plus agir comme justicière là où cela semblerait pourtant nécessaire, laissant les individus, aux prises avec leurs propres choix, assumer leur liberté. L’Utopie de Iain Banks est alors le contraire d’univers totalitaires, aussi bien intentionnés soient-ils, qui choisissent de faire le bonheur de leurs sujets malgré eux : c’est le prix de la liberté. En Dehors des Contraintes Morales Habituelles, le Mental qui est la main armée de la Culture dans Les Enfers Virtuels, s’amuse beaucoup à déployer une puissance démesurée sans aucune conséquence morale personnelle puisqu’il est dépourvu de remords, comme il le déclare à la fin du roman. Défaut de conception ou corollaire de sa nature, pensée par ses semblables qui l’ont conçu et ne semblent guère l’apprécier, tel le Mental aux commandes du VSG plus pacifique Sens dans la Démence, Esprit parmi la Folie ? Toujours est-il que cet Abominator à la personnalité aussi complexe que ses relations avec les humains (nous y reviendrons) fait lui aussi le sale boulot qui permet la paix à l’intérieur de la Culture. Et ceux qui croient tirer les ficelles sont confrontés à des pions qui savent prendre leur autonomie. En cohérence, Iain Banks expose clairement dans Trames que les agents de CS sont par définition ceux qui ne peuvent se contenter de simplement suivre les ordres.
L’Utopie n’est ainsi pas étrangère à la guerre qui hante sa mémoire à travers chacun des romans, nous en avons parlé. L’omniprésence de tels événements dans la mémoire collective est une tâche indélébile sur une société qui ne peut plus prétendre à la perfection après de telles horreurs. L’Utopie est toujours présentée dans son contact avec le réel, jamais comme une pure bulle de cristal posée dignement et abstraitement au dessus de la réalité d’un monde de violence et de haine à laquelle elle n’échappe pas.
Enfin, la complexité des thèmes et des intrigues ne conduit jamais le cycle de la Culture à se résumer à une suite de romans d’espionnage sur arrière plan de space opera mettant en scène divers agents de CS. Ceux ci ne jouent parfois qu’un rôle d’arrière plan dans des fresques vertigineuses où les diverses intrigues ne se recoupent pas forcément (Les Enfers Virtuels). Dans La Sonate Hydrogène où le rôle de CS est quasiment inexistant, les Mentaux prennent directement en charge leurs actes. Cependant, ces êtres qui sont les véritables maîtres de la Culture ne peuvent bien souvent intervenir concrètement dans le cours des événements : ce sont des vaisseaux spatiaux gigantesques. Leurs instruments sont alors les êtres les plus fourbes qui nous soient présentés, ceux dont la venue est toujours suspecte et qui donnent au lecteur l’idée qu’il y a quelque chose de louche qui se trame en coulisse : les drones, de petites intelligences artificielles extrêmement puissantes et rusées, dotées d’un caractère d’autant plus affirmé que leur forme corporelle, tout à fait quelconque, ne satisfait pas les canons esthétiques d’une science fiction plus facilement spectaculaire. Iain Banks sait ainsi mettre en scène la psychologie de « l’intelligence artificielle » au cœur de l’intérêt que l’on éprouve à la lecture de ses intrigues. « De gros drones costauds ? Non, de petits drones méchants » (Le sens du vent).
3 – La machine et la vie
Le foisonnement actuel des questionnements sur la singularité technologique prolonge les problématiques du « danger de la machine » exprimées par des œuvres de SF déjà anciennes. Ce thème n’est pas traité par Iain Banks sur le mode de l’inquiétude. La société de la Culture est bien prise en charge par ces créations humaines qui ont depuis longtemps dépassé en puissance leurs créateurs. Ces « machines », drones et Mentaux, ont bien du être au départ des « ordinateurs » ou « intelligences artificielles ». La question de l’imprédictibilité de l’avenir qui définit la singularité ne se pose plus : les Mentaux sont les vrais maîtres de la Culture, ils en font la politique et leurs drones sont bien plus que de simples instruments puisque ce sont des sujets conscients. Le métamorphe au centre du premier roman s’engage aux cotés de la théocratie Idirane contre cet univers de machines allant selon lui à l’encontre de la vie, ce qui n’est pas sans lui poser questions ni difficultés. Le point de vue de Bora Horza Gobuchul est-il justifié ? Avons nous affaire aux Borgs de Star Trek, à Hal de 2001 ou à Skynet de la série Terminator ? Ou encore aux réplicateurs de Stargate, dont le seul but est de se reproduire à l’identique de manière totalement maniaque, transformant tout l’univers à leur image et ne supportant aucune altérité ? Iain Banks estime qu’une intelligence artificielle qui se donnerait cette fin serait très invraisemblable, car un tel univers ne présenterait plus aucun intérêt (ni amusement). Une section spéciale de Contact est chargé de ce problème posé par des civilisations « un peu trop enthousiastes », Restauria ( Les Enfers Virtuels). La vie de l’intelligence se nourrit de la diversité.
Le sens du vent contient une description poussée que Central, le Mental de l’Orbital Masaq, donne de lui même, de son activité et de son histoire (chapitres 11 et 13). Pour reparler de gigantisme, la notion de multitâches de nos ordinateurs permet d’approcher ce qu’est un Mental. Central n’est pas seulement plusieurs millions de versions simultanées de lui même dans des avatars en contact avec les milliards d’habitants du monde qu’il supervise sans jamais le diriger ou le commander, il est autre chose qu’une instance de supervision d’un monde artificiel qui contiendrait plusieurs fois notre planète, il est plus qu’un Gardien qui surveille et prévient les possibles catastrophes et collisions dans son système solaire, parfois pour les transformer en spectacles. Témoin d’événements astronomiques prodigieusement distants, il est constamment en contact avec des milliers d’autres mentaux disséminés dans la galaxie, principalement des vaisseaux, avec lesquels il entretient des liens d’amitié, et intervient dans la construction d’autres mentaux qui viendront éventuellement le modifier lui même ; il se soucie de ce qui peut se produire sur des mondes infiniment lointains où foisonne encore la vie. La description de la saisie intuitive de l’infini est un instant qui confine à l’éternité. A l’autre bout de cette chaîne, dans le temps où nous, humains, pouvons avoir une vingtaine d’idées, il en a des milliards dans un rapport au temps qui dépasse tellement l’humain que l’on peut commencer à parler de transcendance. Le plus dur dans son quotidien est peut être de supporter les raseurs… Mais le compositeur Chelgrien à qui il fait cette description pourra lui parler de ses problèmes personnels aussi longtemps qu’il le désire, lui qui vient de demander à Central s’il en a fini, de cette description de lui même, passage non dénué d’une ironie quelque peu désespérée.

Iain Banks considère alors que de telles « machines » ne peuvent être aveugles moralement, ou tellement noyées dans leur propre puissance qu’elles s’enferment en elles mêmes. Bien au contraire : Central lui même nous fait part de sa conscience morale au terme d’une très longue vie, avec des remords d’autant plus vifs que le meurtre ou la responsabilité personnelle sont ressentis bien différemment par un être dont le rapport au temps, à la mémoire et à la durée des événements dont il fut acteur n’ont rien à voir avec les limites de l’esprit humain dont il est affranchi par nature. Il n’est pas delà de toute conscience morale en face de la vie. Aux antipodes du surhomme Nietzschéen, le Mental est encore bien loin de la divinité. Êtres vivants et artificiels qui se conçoivent et se construisent eux mêmes, ils sont devenus, pour la plupart, trop sages pour se prendre pour des Dieux. Ils sont « simplement » des êtres artificiels vivants et conscients.
Central, Service Couchettes, le Mental au centre de Excession, et bien d’autres comme le vaisseau C’est Toujours Mieux Que De Bosser dans La Sonate Hydrogène sont d’authentiques personnages confrontés à la réalité, essayant de donner le mieux d’eux mêmes en étant pleinement conscients de leurs responsabilités (comment de tels esprits ne le seraient ils pas ?) et en faisant les choix qu’ils estiment justes. Le talent de Iain Banks se mesure à la profondeur qu’il donne à de tels personnages. Personnalités complexes, ces êtres non humains sont les premiers acteurs d’intrigues vertigineuses, avec des êtres vivants plus modestes mais non moins complexes : les entités biologiques que sont les hommes. La question n’est jamais de savoir si la machine dépassera un jour l’homme, c’est fait, irrémédiablement. Le problème est plutôt de savoir quelle place laisse la « machine » à l’homme dans un tel univers. La réponse est simple : la place de l’homme et de la vie est absolument centrale, c’est la responsabilité de la machine. Ce thème est présent dans tous les romans, c’est pour cela qu’on peut parler d’Utopie.
Dans Les Enfers Virtuels, l’humaine Ledeje Y’Breq n’a rien d’une super héroine, c’est une esclave maltraitée et assassinée. Après avoir été soigneusement prise en charge par un VSG qui assure sa « résurrection » et son intégration dans un univers étranger, nous découvrons une personne très ordinaire mue par un profond désir de vengeance, qui a beaucoup de mal a évoluer dans un univers complexe et hostile, prise dans une intrigue politique qu’elle ne perçoit pas elle même. Le vaisseau En Dehors des Contraintes Morales Habituelles la prend en charge après l’avoir soustraite à la Culture. Il la protégera soigneusement dans l’environnement létal du combat spatial que devient l’intérieur du vaisseau. Il ne s’agit pas simplement de convoyer une cargaison biologique précieuse, mais de la considérer comme une réelle personne et de s’intéresser à elle, pas de manière simplement apparente ou polie, même si cette politesse n’est pas toujours réciproque. Le cadeau qu’il lui fabrique, petit bijou technologique à l’apparence innocente, est totalement désintéressé mais se révélera très utile. L’ambiguïté de leurs relations n’est d’ailleurs pas poussée jusqu’au terme de leurs possibilités ; Lededje se demande elle même si elle désire ou non coucher avec l’avatar, comme Anaplian dans une scène parallèle de Trames. L’amitié profonde qu’éprouve pour elle le vaisseau le conduira à soulager la conscience de l’humaine du poids du meurtre qu’elle poursuit pourtant à travers tout le récit.
La stabilité psychologique des IA au cours des ages n’est pas sans poser question.
Les moyens informatiques colossaux de la Culture assurent aussi aux humains les moyens de leur immortalité en terme de stockage et sauvegarde de leur conscience, y compris réimplantation dans des corps qui peuvent n’être que transitoires. Le personnage de Scoaliera Tefwe dans La Sonate Hydrogène ne se montre absolument pas dupe des manipulations qui expliquent son réveil et ne se laissera pas réduire au stade de simple outil.
L’urgence de la mission de Scoaliera Tefwe pourra tout de même attendre qu’elle se donne les moyens de contacter un très vieux drone retiré dans un désert lointain, vivant dans le jardin de sable un peu absurde qu’il s’est construit. Un tel personnage déteste, lui aussi, être manipulé ne serait-ce que pour obtenir des informations. L’agent de la Culture insistera pour lui rendre une visite complète avant de répondre à cette si puissante intelligence artificielle pressée. Même si l’enjeu est la sublimation de toute une espèce vivante…
On pensera aussi à ces mentaux qui deviennent « excentriques » et se coupent de la société pour poursuivre des finalités étranges qu’eux seuls peuvent comprendre. Ce sont par exemple les théâtres humains figés reconstituant des batailles historiques que construit Service Couchettes dans Excession.
Mais que devient l’homme lui même dans un tel univers de machines bienveillantes ? Des manipulations génétiques l’ont amélioré au delà de toute considération eugénique : ce problème au cœur de certaines grandes dystopies (Huxley) n’est jamais évoqué. Les humains peuvent changer de sexe à volonté, enfanter lorsqu’ils le désirent, et disposent en eux mêmes de glandes permettant de générer toutes sortes de drogues sans accoutumance, voire même de couper la douleur. La durée de vie moyenne dans la Culture est de 400 ans, qui peut être rallongée même s’il semble raisonnable que la vie ait un terme. Iain Banks résume lui même ces points dans un article disponible en ligne.
Si la place de l’homme dans l’Utopie n’est pas de diriger ou de superviser la société pas plus que d’en conduire la diplomatie, s’il y a curieusement peu de recherches scientifiques auxquelles ils nous soit donné d’assister, enfin s’il faut bien des agents humains pour exécuter certaines basses œuvres, il reste un rôle que les Mentaux ne semblent pas pouvoir tenir : celui d’artiste.
Dans le cycle du Centre Galactique, Gregory Benford met en scène une parodie de création artistique due à de vraies machines hostiles à la vie. Rien de tel dans le cycle de la Culture, hormis une vague ressemblance avec les tableaux humains de Service Couchettes. Un Mental pourrait-il diriger une symphonie à la place d’un homme ? La réponse est oui, mais un directeur d’orchestre n’est pas indispensable, absolument parlant. Alors, un Mental pourrait-il composer une symphonie à la manière d’un compositeur en singeant son style de manière totalement convaincante ? La réponse est également positive. Mais Ziller, le compositeur, ne demande pas à Central (Le Sens du Vent, chapitre 13) s’il pourrait composer une musique réellement originale. Nous n’en avons pas la réponse, mais nous n’avons pas non plus d’exemple de Mental qui soit réellement artiste. Là se trouve certainement la limite de ces entités dont l’esprit est tellement au delà de celui des hommes, en même temps que la raison pour laquelle elles peuvent nous trouver intéressants.

Société d’extrême richesse et d’abondance, Utopie de la démesure dans l’espace, le temps et les puissances de l’esprit, la Culture laisse à l’homme la place de son épanouissement personnel en dehors de la politique, ce qui explique sans doute que les vraies guerres y soient aussi limitées. Univers de science fiction au bout de la technique, les recherches fondamentales et la jouissance de la puissance y sont rarement présentées et ne sont jamais l’enjeu des intrigues. Ce ne sont que des moyens. On regrettera que Iain Banks ne mette pas en scène un personnage de philosophe, à moins que ce ne soit son propre rôle. Ce qui revient à l’homme est ainsi la possibilité de faire ce qui lui plaît de son existence : les machines peuvent même l’aider à sortir de son ennui si les jeux cessent de le séduire ( L’Homme des Jeux), il peut pratiquer les sports les plus extrêmes en choisissant de pouvoir y mourir réellement, il peut désirer côtoyer le danger et l’aventure parmi l’élite de CS. Mais surtout il peut conduire accomplir l’Utopie par la beauté ; la dimension la plus importante de la culture, c’est l’art, comme tout écrivain peut le souhaiter.
4 – Frontières de la Culture, frontières du réel
Trois problèmes montrent la finitude de l’homme et l’ouverture de perspectives religieuses : Dieu, l’immortalité de l’âme et la liberté humaine (Kant). Iain Banks n’ignore aucun d’entre eux.
Le seul vrai ennemi de la Culture est une théocratie, avec laquelle elle engagera la guerre Idirane qui traverse tout le cycle. Ce n’est guère surprenant pour une société sans Dieu ni religion affirmée. Iain Banks traite dans son œuvre les questions traditionnelles de la religiosité, nous avons déjà évoquées celles des limites de l’esprit humain dont sont affranchis les Mentaux qui ne se prennent jamais pour des Dieux. Si la Galaxie est pleine de formes de vies très étranges et anciennes, nulle part ne se rencontre de divinité, quels que soient les êtres qu’il nous soit donné de rencontrer. Pourtant, certains dépassant largement la puissance de la Culture, tels ces étranges Bulbutiens des Enfers Virtuels en contact avec les Sublimés. Dans Trames, personne n’envisage de rendre un culte aux constructeurs disparus des Mondes Gigognes. Si au centre de certaines d’entre elles se sont réfugiées des entités très mystérieuses pour y finir une existence dont nous n’apprendrons rien, ce ne sont pas des divinités endormies dont la puissance n’attendrait qu’une menace pour se réveiller. Néanmoins, un culte est rendu à cet habitant au centre du monde, par une société relativement primitive… Le chapitre 18 de ce même roman expose un débat très clair et classique sur le sens théologique du Mal, qui remet en cause la possibilité d’un auteur moral de l’univers.

Quand à la question de la nature de l’âme et de sa réalité, Iain Banks adopte une position clairement matérialiste dans la mesure ou la conscience et « l’esprit » peuvent exister avec un substrat clairement matériel, artificiel, dépassant même largement ce dont est capable l’homme comme tel : les Mentaux comme les drones sont là pour le prouver depuis le départ. Mais surtout, la survie humaine au delà de la mort corporelle est devenue triviale.
A propos de la liberté dont « l’âme » peut faire preuve et la responsabilité morale de chacun devant ses propres actes, Les Enfers Virtuels mettent en scène des personnages en face de leurs propres choix : ils ne sont pas les pions de leur société, et sont donc responsables devant eux mêmes. C’est tout ce qui leur reste, et c’est immense, au contraire de ce que semble dire Abigial Nussbaum dans sa critique de ce roman.
La Culture laisse chacun libre de ses choix et de leurs conséquences morales, même s’il serait plus simple d’avoir des agents réellement aux ordres. Mais au final, chacun est responsable devant lui même, sans Enfer ni Paradis pour le juger ; la réalité de la politique conduit parfois à l’impossibilité de rendre une vraie justice. L’individu peut-il se contenter de la vengeance, si c’est tout ce que lui laisse sa société ? La profondeur du lien personnel entre une femme et une machine, comme individus libres, est que la machine soulage la femme de sa conscience morale, l’Abominator lui même en étant dépourvu. Peut être parce qu’il fut conçu comme guerrier ? Zakalwe, lui, n’a guère plus de conscience morale, mais il est humain.
Il n’y a donc pas d’Enfer pour les méchants, ou plutôt il ne devrait pas y en avoir : c’est tout le thème des Enfers Virtuels qui deviennent possibles dès lors qu’on a mis au point un moyen de préserver la conscience des individus après leur mort corporelle (encore un des enjeux du transhumanisme, que croise tout le cycle de la Culture). A partir du moment ou les moyens technologiques permettent d’assurer l’immortalité, pourquoi attendre que la conscience se dissolve dans le néant pour espérer vérifier l’existence d’un au-delà très hypothétique, alors qu’il est devenu accessible à tout un chacun, comme « plugin » du psychisme ? Ainsi les religions deviennent-elles largement caduques à un certain stade de l’évolution technologique de toutes les sociétés ( Les Enfers Virtuels, chapitre 8).
Mais s’il devient possible de prolonger la vie individuelle dans un univers virtuel, on peut aussi d’inventer toutes sortes de punitions dans des univers où la violence et la cruauté semblent sans limites, dans des pages où se déploie un imaginaire de noirceur toujours recommencée : l’éternité de l’Enfer. Il suffit d’un support informatique suffisant, qui doit être assez considérable car de nombreuses sociétés de la galaxie adeptes de ces punitions morales vont interconnecter leurs propres enfers. L’argument selon lequel la mise en place de tels mondes virtuels n’est pas une preuve de civilisation ne convainc pas vraiment des sociétés disposant d’une puissance militaire suffisante, mais alors le plus simple est peut être de trancher la question en livrant une guerre précisément dans ces univers virtuels : la Guerre au Paradis est déclenchée. Encore faut-il qu’elle n’en sorte pas… La Culture ayant les mains quelques peu liées à cause d’un interventionnisme mal venu, la section Quietus de Contact qui s’occupe des affaires des morts (et qui n’est pas un funérarium) ne pourra pas prendre directement partie. Il faudra pourtant bien aller voir ce qui se trame dans un imbroglio politique absolument considérable qui commence à prendre corps autour d’un gigantesque artefact dont l’origine se perd dans la nuit des temps. Ce roman renouvelle l’univers de la Culture par son thème. Dans une intrigue complexe, ses personnages très émouvants sont encore une fois confrontés à leurs responsabilités personnelles, conséquences de leur liberté en ce monde présent, dans la complexité de leur société, et pas seulement dans un arrière monde cybernétique de châtiments éternels.

Reste tout de même la question de savoir s’il n’y a pas un autre monde, une autre réalité que celle ci, qui donne à la notion de transcendance tout son sens en tant que point de fuite de l’histoire de civilisations entières. Y a-t-il un au-delà ? La théorie des Cordes et des univers multiples semble bien suggérer que notre réalité n’est pas la seule, dans un des rares passages où Iain Banks cherche dans la physique contemporaine un support à ses spéculations ( La Sonate Hydrogène ). Le problème de la sublimation est un leitmotiv de tout le cycle de la Culture (en parallèle avec la série Stargate). Qu’ont bien pu devenir les civilisations galactiques les plus avancées depuis les milliards d’années écoulées, au delà des traces bien présentes d’une vertigineuse puissance (Trames). Là sont les frontières de la Culture : presque rien ne transparaît d’un au-delà dont l’existence ne fait pourtant aucun doute. Excession est tout entier consacré à ce thème, « une sorte de test. Nous avons été jugés, puis déclarés inadéquats ». Le récit s’achève sur un instant d’infini, quelques lignes allusives à ce qui peut s’étendre ailleurs et dont la civilisation s’est montrée absolument indigne ; comment dire autre chose après le spectacle des magouilles méprisables que donnent les esprits les plus évolués de notre plan de réalité pendant tout le roman ? Reste la fuite vers une autre galaxie, mais c’est peut être un peu trop peuplé…
Il y a tout de même quelques exemples de contact, quelques images et traces de l’au-delà, et même un Mental qui en est revenu mais qui ne nous apprendra pas grand chose dans La Sonate Hydrogène. Autour de ceux qui partent traînent toujours diverses formes de charognards, tous n’étant pas forcément méprisables aux yeux des Mentaux qui sont soucieux de la diversité infinie de la vie et de l’intelligence. Dans ce dernier roman, la Culture aura l’occasion de revenir sur son passé et sa mémoire dans un voyage palpitant vers ses origines, qui se fondent dans une des significations majeures de la vie : l’Art.
Ainsi l’univers de la Culture trouve-t-il une merveilleuse fin ouverte avec cette civilisation, les Gziltes, qui se révèle bien humaine, riche de ses contradictions, grandeurs et médiocrités, mais qui parvient tout de même à s’envoler toute entière vers un grand Inconnu qui a hanté l’ensemble de ces joyaux de la science fiction que sont ces neuf romans. Quel plus belle image pouvait offrir son auteur en nous quittant ?

Yves Potin (2015)
