L’irrationnel, le raisonnable et le rationnel.
Qu’est-ce qu’ être rationnel ?
On est d’abord tenté d’identifier l’humain au rationnel, puisqu’il est le seul être doué de raison sur Terre – la question est donc de savoir si l’homme fait preuve de rationalité, et donc déjà ce que signifie ce concept. La pensée consciente suffit-elle à en épuiser le sens ? Suffit-il de savoir ce que je fais et pourquoi je le fais pour agir rationnellement ? A l’évidence non. Ce n’est pas parce que je suis capable de me raisonner et d’agir conformément aux principes que je me donne que de tels principes sont rationnels – en particulier dans la recherche des moyens de satisfaire mes désirs, qui peuvent se subordonner la raison.
Explorer le sens de cette notion de rationalité va donc consister à la mettre en miroir avec son autre – l’irrationnel et ses multiples figures, cet Autre de la raison. Mais il s’agira aussi de distinguer le rationnel de ce qui est simplement raisonnable.
1 – La Vie sur Terre est irrationnelle
La raison humaine est capable de penser, c’est à dire connaître, les phénomènes naturels. Ils nous donnent une première image de ce qu’est l’irrationnel, qui n’a rien à voir avec l’inexplicable. La nature est en effet le lieu du hasard, de ce qui n’a pas de signification ni de fin. Tout ce que nous connaissons et comprenons de la vie nous montre une totale absence de sens comme de finalité – d’ailleurs, ne peut-on pas déjà établir une synonymie entre sens et finalité ? La vie sur Terre a-t-elle un but, un sens ? Tout ce que nous en connaissons objectivement nous montre le contraire. Les milliards d’années d’évolution du vivant reposent sur une structuration cellulaire qui aurait pu être autre, et ne répond à aucun but puisque tout ce que nous connaissons de l’évolution évacue l’idée d’un auteur qui aurait posé une fin pour cet immense ensemble qu’est le vivant.
Cette évolution est parcourue par tellement d’accidents et de contingences qu’il n’est pas possible d’y voir une finalité. L’évolution est irrationnelle, nous en avons une connaissance réelle bien que limitée.
Par exemple, l’extinction Permien Trias est la plus grande extinction d’espèces vivantes dont nous ayons des traces, provoquée par d’immenses éruptions volcaniques dans le contexte de la formation d’un supercontinent, la Pangée. Les continents actuels sur lesquels nous vivons résultent du morcellement de cette Pangée, qui ne s’est pas non plus produit sans cataclysmes. Comme des morceaux de liège flottant sur une boue épaisse et qui finissent par s’entrechoquer dans des mouvements extrêmement lents.
La chute de l’immense astéroïde dans ce qui est aujourd’hui le Golfe du Mexique est une autre preuve de cette contingence. Elle a provoqué la cinquième grande extinction, celle des dinosaures. Voir dans la chute d’une pierre, même cosmique, une raison transcendante est la définition même de la superstition : relier au moyen d’un être surnaturel qui n’est donné dans aucune expérience des évènements n’ayant entre eux aucun rapport.
La sixième grande extinction dont nous sommes cause ne traduit même pas une fin globale posée par l’homme. Nous pouvons rétrospectivement penser et comprendre les conséquences de processus historiques qui culminent avec ce que nous appelons modernité. Mais jamais l’homme ne s’est donné explicitement pour but de tout détruire comme il le fait. Comment d’ailleurs un Dieu créateur pourrait-il être cause d’un processus qui mène à un être dont l’activité conduit précisément à la destruction de cette même « création » ?
La vie n’a pas de raison d’être, elle n’a pas d’auteur.
C’est un vide de sens comme de finalité auquel nous sommes confrontés de manière objective, ce n’est pas une croyance. Nous expliquons, connaissons la nature de la vie comme de son évolution. Même si cette connaissance comporte de nombreuses failles. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle tant de scientifiques se lèvent le matin et consacrent leur carrière à comprendre et connaître tout ce que nous ignorons. Il n’y a là nulle croyance, mais une démarche, une volonté de connaissance que tente de combler la recherche. Tout ce que nous trouvons nous montre une absence de sens derrière des processus qui ne sont pas finalisés, n’ont aucun auteur ayant posé une fin : l’histoire de notre planète Gaïa est irrationnelle mais connaissable.
Trouver un sens dans ce qui n’en a pas, postuler une signification malgré l’évidence de son absence, voilà bien une constante de l’humain, en particulier sur la base d’illusions cosmologiques comme le mouvement astral apparent. Il a fallu des milliers sinon des millions d’années de contemplation du ciel pour comprendre que nous sommes en mouvement, et par là au centre de rien dans un univers dénué de sens. Les Dieux n’habitent pas un ciel peuplé de tout un bestiaire imaginaire, ils sont à la fois vides et plus vastes et riches que tout ce que nous avons pu penser en y projetant des constructions illusoires.
2 – L’homme n’est pas simplement raisonnable
L’homme doué de raison est un être capable de poser consciemment des fins de par sa volonté. Transposer de telles fins à l’échelle de l’univers s’appelle illusion anthropomorphique comme nous venons de le voir. Mais cette raison est-elle bien proprement humaine ?
On peut objecter que l’araignée et le castor aussi agissent en vue d’une fin qui est construction de leur moyen de survie, de même que nous observons de plus en plus l’intimité d’êtres vivants qui nous surprennent toujours davantage. Il est difficile de déterminer au juste le sens du mot « savoir » dans le constat de fait qu’une araignée « sait » ce qu’elle fait, sinon que cette connaissance est instinctive et non rationnelle. Mais au-delà de l’araignée ? Les singes supérieurs, les grands cétacés, mêmes ces adorables castors agissent-ils de manière purement et strictement instinctive ?
A cet égard, notre orgueil est tel que nous avons le plus grand mal à accepter, sur le terrain même de la recherche scientifique, que la raison ne soit pas limitée à l’homo sapiens sapiens. Nous commençons seulement à comprendre et accepter que la vie des Néanderthaliens pouvait être bien plus riche que les artefacts de pierre que nous avons pu retrouver, et comportait une dimension culturelle s’étendant sur des centaines de milliers d’années (le petit ouvrage de Marcel Otte constitue une très bonne introduction à cette question).
Mais commençons par nous demander si l’homme est bien si rationnel – ou raisonnable – que cela. Quelle est la part d’irrationnel en lui ? Ici encore, l’irrationnel se distingue clairement de l’inexplicable, même s’il peut être souvent très difficile d’expliquer ou de comprendre certaines actions. « Je l’ai fait parce que j’en avais envie » : cela se retrouve chez l’enfant, qui est bien capable de penser et de se donner les moyens de satisfaire un désir en faisant ce qu’il sait très bien être une bêtise. Mais nous ne trouvons pas cela simplement chez l’enfant, la puissance du désir ou de la passion servant bien souvent d’excuse sinon de justification à des actes criminels. « Je ne peux pas m’en empêcher ». Cette subordination ou soumission de la raison au désir relève de l’irrationnel en tant que la fin qui est posée ne relève pas de la raison mais, dans les exemples extrêmes que l’on peut envisager, de pathologies tout à fait connaissables.
Peut-on dire d’un tueur en série qu’il est rationnel ? Il peut s’agir d’êtres humains particulièrement intelligents, qui peuvent considérer les fins qu’ils se donnent comme valides bien qu’allant à l’encontre de tout ce que pose la société comme juste. Nous pouvons ainsi dire que ce sont bien des êtres raisonnables dont la société cherche à se prémunir. Platon dans son Gorgias construit un paradigme si connu avec le célèbre personnage de Calliclès qui définit la culture comme moyen de se prémunir de la force du fort, les faibles n’étant forts que par leur nombre. Y a-t-il ici un conflit de rationalité, celle ci ne serait-elle donc que subjective autant que le sont les fins que se donnent les individus comme les groupes ?
A l’autre bout de l’histoire, l’écrivain Maxime Chattam nous donne le portrait saisissant de tueurs en série, en particulier dans un roman comme La patience du diable où, au-delà d’une mosaïque de fous criminels, se trouve une personne tout à fait lucide quand aux motivations de ses actes. Ce n’est pas un hasard de lui donner le visage de celui dont le métier est précisément de connaître sinon de soigner l’homme dans ce qu’il a de plus sombre : un psychiatre. Un tel meurtrier est-il rationnel ? Il est clair que son intelligence lui donne une puissance d’action considérable, en particulier dans la manipulation des autres.
Voici donc l’autre de la rationalité. L’usage de la raison à des fins strictement subjectives dans leur criminalité : « La loi du plus fort. Je me suis libéré de mes pulsions et j’ai compris que c’est en les exprimant pleinement que je suis vivant » ( La patience du diable, p.546). Il s’agit bien encore de subordination de la raison à des pulsions vitales qui ne sont pas rationnelles.
La force des forts érigée en projet de société pose la question de la rationalité d’un tel projet, et donc la nature même de ce que l’on appelle rationnel. Y a t il une rationalité dans le nazisme ? Comme on vient de le voir, on ne peut envisager le succès d’un projet criminel sans que la raison y participe, ici une extermination de masse. Ce qui est profondément gênant est ici d’en admettre la rationalité alors que l’on ne peut que constater qu’il y a bien une intelligence à l’œuvre. Derrière des projets dans lesquels la raison humaine s’est illustrée comme capacité d’organisation collective, politique, nous avons ici des fins clairement criminelles. Il y a une claire rationalité des moyens mais non des fins, et c’est en cela que le nazisme peut être considéré comme irrationnel. C’est toujours la même raison humaine est à l’œuvre de manière totalement pervertie précisément en tant qu’au service de fins qui ne sont absolument pas universelles : la domination d’une partie de l’humanité qui en extermine une autre.
Bien en deçà de la dimension pathologique du tueur en série ou du meurtre de masse, il est clair que l’homme est capable de se raisonner sinon de se montrer rationnel. On peut envisager de nombreux exemples de la manière dont l’homme se raisonne, ou accomplit des projets qui peuvent être envisagés comme raisonnables, que ce soit individuellement ou collectivement.
Être raisonnable, c’est d’abord ne pas satisfaire de manière immédiate tous ses désirs, c’est en ce sens que l’on dira d’un enfant qu’il est raisonnable, qu’il sait se raisonner. La finalité n’est ainsi pas toujours celle de la rationalité, mais bien celle du désir dont la satisfaction est reportée à plus tard pour certainement être encore plus large et intense. Si la finalité demeure celle du désir, la question demeure alors toujours entière de savoir ce qu’est une rationalité des fins. Par exemple, où est la rationalité dans la consommation d’alcool, en particulier érigée comme pratique socialement et culturellement valorisante, avec les conséquences mortifères que l’on connaît ? « Le vin n’est pas un alcool comme un autre », dira-t-on. Absolument : il rend alcoolique. Est-ce rationnel ? On répondra peut-être que le raisonnable est dans la maîtrise d’une mesure quand à la satisfaction des plaisirs, mais le sens de la rationalité demeure toujours aussi obscur.
Est-il raisonnable de sortir de chez soi armé ? De mettre des alarmes voire des pièges chez soi ? C’est prudent, la raison le conseille. Est-ce rationnel ? En particulier dans des contextes sociaux qui posent question, la liberté de s’armer peut donner lieu à un activisme réel. Il est tout de même difficile de juger comme rationnel les conséquences d’une liberté constitutionnellement garantie qui cause des milliers de morts par an. Il est à la limite dangereux de dire que les marchands d’armes ne défendent que des intérêts qui sont les leurs et non un intérêt global qui est celui d’une paix civile. On ne parvient en effet pas à établir celle ci car les individus ne sont pas capable de rationalité dans leurs actes. Ils font ce qu’ils estiment être raisonnable. Ils sont humains.
3 – L’universalité du rationnel et la particularité du raisonnable
La contradiction entre des fins individuelles, qui peuvent être semblables chez de nombreux individus, et un intérêt collectif qui fait débat et surpasserait la sommation de désirs, raisons ou intérêts individuels, s’exprime dans des problèmes très nombreux et complexes qui sont clairement politiques. Prenons en d’autres exemples.
Le système français des retraites donne lieu à des conflits sociaux systématiques dès lors qu’il s’agit d’envisager son financement. Ce sont des conflits de légitimité entre la volonté des individus de cesser de travailler pour pleinement profiter de ce qui leur reste à vivre et la possibilité pour la société de financer cela. Ces conflits se terminent, avec une forte dimension de contrainte sociale, par le fait que les acteurs sociaux se raisonnent, en vue d’une solution mutuellement acceptable. Ce qui renvoie à la prochaine crise sociale dès lors que ce même financement devra encore évoluer parce qu’il ne sera plus viable. Où est la rationalité, s’il est possible d’en trouver une ? Il faut bien mieux parler ici de raisonnable ou consensuel plutôt que de rationnel.
Cet exemple a une portée limitée, mais l’humanité nous donne à voir des choses similaires avec des problèmes d’une ampleur plus considérable.
L’histoire du Brésil nous montre la pression constante exercée sur l’environnement naturel par des groupes et populations qui cherchent leurs moyens de subsistance dans la déforestation, c’est à dire la destruction de ce qui constitue un des poumons de notre planète. Il s’agit donc ici encore de se raisonner, de trouver des équilibres toujours mouvants entre des exigences concurrentes qui chacune revendiquent une légitimité, et qui peuvent se donner des moyens violents de parvenir à des fins qui ne sont que particulières. Comment raisonner les acteurs sociaux ? Et que serait une solution rationnelle ? Il est clair que ces deux questions ne sont pas les mêmes, et par là que le raisonnable et le rationnel n’ont pas le même sens. On commence peut-être à entrevoir que l’universalité du rationnel dépasse radicalement sinon transcende le raisonnable.
Un troisième exemple met clairement en lumière comment la diversité des sociétés et cultures humaines conduit à des équilibres instables qui viennent d’une histoire morcelée que l’homme ne contrôle pas. A partir de progrès réels et immenses de la connaissance de la nature, que permet la raison, nous en sommes venus à la construction de moyens de destruction massive qui permettent de détruire la planète un nombre considérable de fois. Il y a là quelque chose de raisonnable, en se donnant les mêmes armes que l’adversaire, dans l’équilibre de la terreur. Il serait totalement irresponsable de la part du politique de ne pas se donner les mêmes moyens de destruction que ceux dont dispose un ennemi que nous savons être prêt à nous envahir. Il est prêt à détruire ce que nous sommes pour des fins qu’il estime être tout à fait légitimes. Où est la rationalité dans la course aux armements ?
On spécule aujourd’hui considérablement sur les dangers de l’intelligence artificielle, mais admettons un simple instant que celle ci devienne rationnelle en même temps que consciente d’elle même. Comment nous jugerait-elle ?
Ce qui est à craindre du développement de l’IA est qu’elle se comporte exactement comme nous et se prenne elle même pour fin simplement subjective de toutes ses actions. Par là, elle se donnerait les moyens de l’extermination de l’humanité. Une telle représentation de l’IA est illustrée dans le film Terminator, entre tellement d’autres exemples. Il y a là conflit entre fins que se posent des êtres conscients d’eux-mêmes, sachant que la fin ultime que se posent ces êtres, c’est eux-mêmes : la machine contre l’homme. Le grand cycle romanesque Dune, de Frank Herbert, repose sur le rejet absolu de tels tels objets techniques. Ainsi est mise en scène la continuité de guerres que se livrent les groupes humains se posant chacun des fins contradictoires : Atreides et Harkonen.
Mais ce que nous suggère l’image ci dessus est bien plutôt une IA réellement rationnelle, qui parvient à un universel dont nous sommes déjà pleinement conscients mais incapables de le mettre en pratique. Ce que nous faisons de nos connaissances est fou, malade, ne correspond à aucune rationalité soutenable dès lors que nous sommes incapables d’établir une fin globale dont la portée soit réellement universelle, et qui corresponde à une évidence absolue : la survie de notre planète. Qu’est-ce qui ne va pas chez nous ? Pourquoi même disposons nous de telles armes ?
La raisonnable n’est-il pas ici clairement irrationnel ?
Ce quelque chose à ce point dérangé en l’humain, n’est-ce pas la contradiction entre ses connaissances rationnelles et ses actes qui se fondent sur ces mêmes connaissances ? Si nous sommes incapables de dépasser les contradictions entre nos modèles politiques et sociaux au prix de courir le risque de détruire la possibilité même de la vie sur Terre, n’est-ce pas le signe clair que d’un point de vue pratique, nous sommes incapables de la rationalité dont nous faisons preuve dans la connaissance toujours en progrès que nous prenons du monde ?
Il est raisonnable de disposer les mêmes armes nucléaires que le voisin d’en face qui est prêt à nous envahir. Et c’est totalement irrationnel. Comme le perçoivent clairement les peuples qui ont vécu et vivent toujours dans la crainte de la bombe, de l’apocalypse que peuvent déclencher leurs dirigeants qui développent ces armements au moyen de l’argent qu’ils prélèvent sur les revenus de leurs citoyens. Où est la rationalité ? Devons nous craindre d’être jugés par notre création qui pourrait enfin se montrer rationnelle à notre place ? Est-ce là le danger l’intelligence artificielle, la remise en cause peut être encore plus large de modes de vie mortifères qui sont raisonnables et confortables mais pleinement irrationnels ?
4 – Rationalité, scientificité et complexité humaine
Se pose la question de savoir ce que peut être une fin universelle satisfaisante d’un point de vue rationnel. Qu’est-ce qu’agir rationnellement, en vue de quoi ?
Il y a un clair problème d’universalité dès lors que l’on se pose la question des fins que peut se donner la raison comme faculté d’agir, confrontée à cette même universalité dans les résultats auxquels elle parvient en termes de connaissance. Cette distinction entre raison théorique et pratique n’est pas neuve, mais notons qu’il s’agit bien de la même faculté dont disposent les hommes. Nous pourrions même, en raison de l’universalité de la connaissance à laquelle la raison parvient, supposer que des êtres vivants totalement différents de nous, sur d’autres mondes parviendraient à la même science car fondée sur la même raison, s’il s’agissait « simplement » de comprendre l’univers et ses lois.
John Brunner, dans un de ses derniers romans, Le creuset du temps,construit le portrait saisissant d’une race extraterrestre vivant sur une planète condamnée à la destruction dans une région très instable de l’espace. Tout le roman montre comment ils vont lentement,progressivement, parvenir à comprendre qu’ils doivent quitter leur planète. Et à chaque étape de ce progrès de la rationalité, ils vont rencontrer des obstacles dans la construction d’une compréhension rationnelle du monde dans la mesure où toujours se trouveront des adeptes de représentations irrationnelles et mystiques de la réalité comme du cosmos.
La portée métaphorique de ce plaidoyer pour la rationalité scientifique est bien claire. Nous ne manquons pas d’exemples de telles constructions que l’on ne peut considérer autrement que comme irrationnelles, bien qu’elles puissent recevoir des explications.
Ainsi, concevoir une unité profonde de toutes les traditions religieuses dans l’histoire n’a rien d’absurde dès lors que l’enjeu en est celui d’une compréhension de la réalité humaine et ce qui pousse à de telles constructions symboliques. L’œuvre de Carl Gustav Jung a une portée singulièrement éclairante, en tant qu’il en limite la portée à une investigation strictement psychologique : comprendre le psychisme humain, qui dépasse ce dont nous avons conscience. Ceci relève toujours d’une démarche rationnelle, qui se veut scientifique en particulier en tant qu’il s’agit de comprendre ce qui a une dimension bien mystérieuse : mythes, initiations, pratiques magiques, visions et apparitions. Il ne s’agit pas de nier ce que nous ne comprenons pas et qui semble sortir des cadres d’une scientificité sinon d’un positivisme étroit, mais bien au contraire de tenir compte de faits, aussi surprenants puissent-ils sembler.
L’irrationnel consiste à attribuer à ces faits une réalité surnaturelle, transcendante, que jamais rien n’a permis d’établir objectivement. On en trouve un exemple dans l’œuvre très importante de René Guénon. Par son immense culture, il vise à établir cette unité qu’il appelle Tradition dont il s’agit de démontrer une origine non humaine et transcendante.
L’histoire de l’humanité nous montre la présence de cet omniprésent mysticisme, la recherche d’une expérience de ce que l’homme appelle transcendance, une autre réalité qui dépasse la raison et la possibilité de penser. Ainsi se multiplient les expériences et témoignages d’autres mondes, de messages de l’au delà qui sont autant de supposées preuves des limites de la capacité de la raison à saisir un réel qui dépasse le monde dont nous avons une commune expérience.
Mais alors, que faire de cette possibilité de provoquer de telles expériences de manière strictement matérielle, en intervenant sur le cerveau humain par des substances végétales ou chimiquement synthétisées qui provoquent une altération du fonctionnement mental ? Cela n’a pas une origine transcendante. On peut même considérablement se méprendre sur la signification de telles expériences que l’on appelle psychédéliques. Le grand écrivain Aldous Huxley n’est tout de même pas un des grands protagonistes de l’irrationnel comme de la magie, mais pourtant sa découverte des drogues psychédéliques l’a conduit établir une parenté entre ce que procure le LSD et les expériences mystiques que des hommes passent leur vie à rechercher. En quoi de telles expériences sont elles contradictoires avec la raison humaine ? N’est-il pas particulièrement dangereux de trouver dans de telles expériences des raisons de condamner cette même raison ?
Symétriquement, l’irrationnel fait partie de la réalité humaine qui doit être envisagée comme un tout, et la richesse de l’imaginaire témoigne de cette complexité des mondes intérieurs de l’homme. La création artistique est inséparable de cette dimension d’irrationnel que le surréalisme, pour prendre un exemple récent, a beaucoup exploité.
Conclusion : la rationalité et la Vie
Il apparaît donc que la modernité qui s’ouvre avec la révolution copernico-galiléenne et les fondements de la science contemporaine donnent à la rationalité un sens universel. Cette faculté de connaître, que possède l’homme, parvient à une représentation du monde qui est aujourd’hui largement validée de part les applications pratiques qu’elle permet. Par là, elle rejette dans l’irrationnel tout un ensemble de pratiques qui ne sont pas incohérentes mais dont rien ne permet d’établir une validité objective. Pour le dire trivialement, si la magie fonctionnait, cela se saurait.
L’oeuvre de Kant représente un tournant majeur dans l’histoire de la pensée humaine en tant qu’elle justifie l’autonomie de la démarche rationnelle dans la connaissance du monde. Kant poursuit ensuite sa philosophie, au-delà de la raison théorique, vers les fondements de l’action humaine. Qu’est-ce que l’action morale et que devons nous donc faire ? À ce titre il retient comme finalité de la raison, la raison elle même. « Agis de telle sorte que l’être raisonnable soit toujours en même temps fin et non simple moyen de tes actions ». Une telle morale a reçu de nombreuses critiques ultérieures, en particulier quand au problème du mensonge. Mais il importe de souligner ici que l’impératif catégorique Kantien n’a pas de sens en dehors de la vie elle même, et que cette vie nous est donnée ici et maintenant, sur la planète où nous vivons, quelles que soient les perspectives d’un au-delà bien problématique.
Cela a été amplement discuté dans un autre article disponible sur ce même site où il s’agit de mettre en lumière les conséquences d’une représentation non finalisée du monde. Il s’agit maintenant de nous interroger sur la rationalité à l’œuvre derrière la destruction de l’environnement dont nous sommes coupables dans le contexte même de cette modernité. Tout ce qui précède permet de comprendre que le « projet cartésien » de maîtrise technique du monde est irrationnel, nous en mesurons les dimensions comme les conséquences avec le recul dont nous disposons. Même si Descartes pouvait certainement déjà comprendre que sa théorie des animaux machines est totalement absurde. Quelle rationalité y a t il dans la destruction chaque jour plus ample des conditions de la vie sur Terre ? Le même article présente la manière dont John Brunner, encore lui, met en scène une humanité pensée comme un troupeau aveugle, pour reprendre le titre de la traduction française.
Mais ceci implique que les fondements et la finalité d’une action rationnelle ne peuvent être autres que la Vie elle même ! Si les progrès de la rationalité comme connaissance du monde ont été immenses depuis 4 siècles, ce que cette connaissance a permis ne relève pas d’un projet rationnel mais d’une augmentation de puissance à des fins subjectives, purement humaines, qui menacent la survie même de l’humanité et la continuité de la Vie sur Terre elle même. Il n’est pas besoin, aujourd’hui, de longs discours pour le prouver. Nous ne pouvons nous donner rationnellement d’autre fin, avec la puissance absolument considérable dont nous disposons, que la préservation de la Vie sur Terre.
La vie et son évolution sont irrationnelles, il n’y a aucune intelligence à l’œuvre sur Terre qui préside à la construction de la biodiversité. A part nous mêmes. Ceci ne nous permet pas de nous penser objectivement comme fin de la Nature qui n’en a aucune, mais conduit tout de même à nous interroger sur la signification pratique de la raison qui est en nous, du sens de ce que nous faisons en nous appuyant sur cette faculté par laquelle nous nous définissons nous mêmes.
Agir rationnellement, c’est préserver la Vie que nous recevons en héritage, comme si nous étions le sens des milliards d’années d’évolution qui nous ont permis d’être rationnels.
Laissons la conclusion de cette réflexion à quelqu’un qui a consacré sa vie à défendre une telle évidence, David Foreman :
« Dans notre société, il est très difficile d’aborder la notion de sacré indépendamment du surnaturel. Je pense que c’est un point sur lequel nous devons travailler : une conception non surnaturelle du sacré, un fondement non théiste. Lorsque je me dis panthéiste non théiste, je reconnais que ce qui importe vraiment, c’est le flux de la vie, le processus vital… L’idée n’est donc pas de protéger des écosystèmes figés dans le temps, mais plutôt le grand processus de l’évolution. Nous ne sommes que des instants fugaces dans ce vaste champ d’énergie, de simples manifestations temporaires de cette force vitale, aveugle et non téléologique. Et donc, je suppose que le sacré réside dans ce qui est en harmonie avec ce flux ».
Yves Potin 2025