« Tout est permis, Dieu n’existe pas. Nous sommes maîtres et possesseurs de la Nature ! » Ainsi peut se tenir la plus grande fête de l’histoire de l’Humanité, avec la planète comme buffet à consommer. Ceci s’appelle la modernité, le monde dans lequel nous vivons. Vision tendancieuse, biaisée… comme ce dessin ? Philosophie et écologie…

Dans quel monde vivons nous, pour ce qui en reste encore ? Comment avons nous pu en arriver là ? Et cela sert-il à quelque chose de se le demander, le constat de la catastrophe n’étant pas très difficile à contempler ? Il suffit d’aller à la plage. La meilleure des questions consiste certainement à se demander ce qu’il faut faire, et passer à l’action. Vite.
Il me semble pourtant qu’il n’est jamais inutile de s’intéresser à l’histoire. Elle nous permet de comprendre notre présent, de réaliser comment nous sommes portés par une lame de fond qui nous amenait droit dans la falaise depuis bien longtemps. Mais pourtant, l’humanité n’est pas une météorite aveugle qui percute une planète dans une nuit infinie et détruit par son impact la majeure partie des espèces vivantes. Nous appartenons bien à ce monde. N’avons nous rien de mieux à y faire, à en faire ? Ne le devrions nous pas ? Somme toute, sommes nous censés faire quoi que ce soit d’important, de signifiant, nous qui attachons tellement de prix, de place, à notre liberté qui est l’expression de la conscience que nous avons de nous mêmes, celle qui nous distingue de la nature et des animaux. Celle qui nous dote d’une telle intelligence, d’une telle inventivité que nous trouverons bien les moyens de survivre hors de cette planète lorsque nous l’aurons épuisée. Qu’elle sera bonne à jeter. Il n’y a personne pour nous juger dans cet univers froid et indifférent.
Comment avons nous fait pour en arriver là ? Et surtout, est-ce juste ? Pouvons nous être certains que nous valons mieux que tout ce que nous détruisons en le consommant, ou plutot qu’il n’y a qu’à travers nous que les choses peuvent avoir une valeur et un sens dans un univers aveugle qui nous écrase ?
Les racines de la modernité
Tout n’a peut être pas toujours été comme cela. Nous sommes des techniciens, des fabricants d’outils qui transformons le donné naturel, à tel point que l’expression « civilisation technologique » est une forme de pléonasme. Mais il y a quand même bien eu des cultures, des mondes pour lesquels la vision qui suit n’avait tien d’onirique, de fantastique ou de nostalgique, alors que même une simple abeille est aujourd’hui en danger :
All the air was full of freshness,
All the earth was bright and joyous,
And before him, through the sunshine,
Westward toward the neighboring forest
Passed in golden swarms the Ahmo,
Passed the bees, the honey-makers,
Burning, singing in the sunshine.
Bright above him shone the heavens,
Level spread the lake before him;
From its bosom leaped the sturgeon,
Sparkling, flashing in the sunshine;
On its margin the great forest
Stood reflected in the water,
Every tree-top had its shadow,
Motionless beneath the water.
The song of Hiawatha
Il n’est bien sur pas absurde de dire que tout a commencé avec le « miracle Grec », et que Hiroshima était préfiguré dans le poème de Parménide sans caricaturer démesurément ce que dit Heidegger. Mais Eleusis n’a tout de même pas toujours été la plus grande raffinerie de pétrole de la Grèce !
Cela sert-il a quelque chose de chercher des responsables ? Peut-être à y voir plus clair, comprendre quand tout a basculé. La personne de René Descartes ressort incontestablement dans l’affirmation d’une volonté de maîtrise technique d’un monde qui devient simplement la matière première de la puissance des hommes : « Maîtres et possesseurs de la Nature » (Discours de la Méthode, 1637). Depersonnifiée, la Nature peut ainsi devenir « un ensemble de lois nécessaires » (Kant), c’est à dire dans les faits le simple réservoir de notre puissance. Kant dit d’ailleurs très clairement que la finalité ne fait pas partie des catégories de l’entendement humain, c’est à dire qu’elle n’a pas sa place dans les fondements de la vision scientifique du monde. Il ne le prône pas, il le constate, et l’idée n’est pas neuve : Spinoza l’expose très clairement dans l’Ethique, y compris le très simple et très clair Appendice au Livre I. Attribuer une quelconque finalité à la nature, à l’être naturel dans sa constitution, ses origines, relève de l’anthropomorphisme, c’est à dire de l’illusion à forte signification religieuse dont nous avons été prisonniers si longtemps. Rien n’a de raison d’être, rien n’a en soi une quelconque utilité, rien n’existe pour une quelconque raison. Et c’est à partir du moment où on cesse de se demander à quoi cela sert (et de révérer Celui qui l’a fait) que l’on peut comprendre comment cela marche. Et par là augmenter notre puissance en l’utilisant selon les fins que nous sommes seuls à poser.
Voila ce qui s’appelle la modernité.
Il n’y a plus de sens en dehors de ce que l’homme pose. Ce qui signifie que Dieu est mort : Nietzsche devient possible, nous voyons bien aujourd’hui comment sa pensée était préfigurée par la naissance de l’esprit scientifique moderne, si nous sommes modernes depuis en gros 400 ans.
Faut-il 400 ans pour faire fondre l’Antarctique ? Pour tuer le dernier tigre, la dernière abeille ? Pour que le monde de Brueghel l’Ancien n’existe plus que dans les jeux vidéos, parce qu’il n’y aura bientôt plus de neige ni même de Sibérie :

Ce dont il est question, peut etre la clef de tout, est ce lien entre l’absence de sens des choses en elles mêmes et la légitimité que nous fondons à réduire tout à notre utilité. Rien n’a de sens en dehors de ce que l’homme pose, Kant est parfaitement clair et lucide dans la dureté avec laquelle il l’exprime :
« Le dernier progrès que fit la raison, achevant d’élever l’homme tout à fait au-dessus de la société animale, ce fut qu’il comprit (obscurément encore) qu’il était proprement la fin de la nature, et que rien de ce qui vit sur terre ne pouvait lui disputer ce droit. La première fois qu’il dit au mouton : « la peau que tu portes, ce n’est pas pour toi, mais pour moi que la nature te l’a donnée », qu’il la lui retira et s’en revêtit, il découvrit un privilège qu’il avait, en raison de sa nature, sur tous les animaux. Et il cessa désormais de les considérer comme ses compagnons dans la création, pour les regarder comme des moyens et des instruments mis à la disposition de sa volonté en vue d’atteindre les desseins qu’il se propose. Cette représentation implique (obscurément sans doute) la contrepartie, à savoir qu’il n’avait pas le droit de traiter un homme de cette façon, mais qu’il devait le considérer comme un associé participant sur un pied d’égalité avec lui aux dons de la nature. »
(Kant, Conjectures sur les débuts de l’histoire humaine)
Il est frappant de voir comment Kant joue dans ce texte avec la notion de finalité, de sens de la nature (que strictement rien ne vient valider), pour en déduire de manière très claire que si l’homme est la fin de la nature, alors cela implique des droits dont bénéficient les autres hommes, et non la nature elle même ! Bien sûr, Kant ne se demande pas : « y a il une importance quelconque à ce que je prenne mon environnement pour une poubelle ? ». Il pourrait aussi se demander : « y a t il une importance à ce que le mouton souffre ou non lorsque je lui retire sa peau ? Ou à ce que j’extermine tous les castors de la région pour en vêtir les femmes ? ». Mais cette question n’a pas d’importance, au fond : seul l’homme a des droits car seul il est une fin en soi, en particulier en tant qu’il est le seul être qui pose consciemment des fins par sa raison, telle est sa noblesse. Le règne des fins. Comme bien vêtir les femmes. Cela les rend désirables.
Bien sur que Kant ne se soucie pas de cela, mais de morale. Cependant le probleme ici n’est pas de savoir ce que pense Kant, mais ce qu’ont eu comme conséquences les principes qu’il a contribué à fonder, en commençant par constater qu’ils étaient à l’œuvre depuis bien longtemps.
Notons en passant que la souffrance animale n’a pas grande importance dans les fondements de la modernité : Descartes reprend explicitement une idée, qui n’est pas la sienne mais cette de Gomez Pereira, selon laquelle les animaux sont de pures machines dénuées de sentiments (en plus de pensée). Si Descartes avait eu un chat, cela n’aurait peut être changé qu’un détail de ses idées et non l’histoire…
Mais nous sommes parvenus au point central, celui qui fonde et légitime tout : seul l’homme pose des fins en tant qu’il a une conscience, cela lui donne des droits. La nature comme personne posant des fins, nous donnant notre place et nous assignant un rôle dans son équilibre, cela n’existe pas. Donc, rien n’a de raison d’être, il n’y a de droit, de sens et de fins que pour l’humanité, c’est ce qui fait toute sa noblesse et légitime toute son action, en particulier son appropriation de la nature.
Que vaut cette idée ?
Le problème est qu’elle est vraie, au moins en ce qu’elle correspond à tout ce que nous connaissons de la nature : elle n’est pas organisée par une quelconque conscience, il n’y a pas de finalité à l’oeuvre dans la constitution du vivant, ni dans son détail ni dans la totalité que nous trouvons pourtant admirable, par exemple dans la chanson d’Hiawatha ci dessus. On peut appeler cela lien indissociable entre épistémologie et axiologie. Ce qui valide d’une telle idée, ce sont les applications techniques qu’elle nous permet de construire. Si c’était faux, comment expliquer le monde que nous avons sous les yeux qui est, chaque jour davantage, de la science appliquée, qu’il s’agisse de physique ou, de plus en plus, de biologie ? Nous avons compris le vivant, et s’il est aujourd’hui de plus en plus organisé en fonction d’une fin, c’est celle que nous avons posée.

La modernité, pour quoi faire ?
Que valent les fins que l’homme se donne ? Au fond, tout cela, pour quoi faire ? Deux réponses permettent de mettre en perspective la valeur de ce que nous appelons modernité.
La première de ces réponses réside dans l’adhésion massive, le comportement de véritable troupeau, l’adulation que les hommes peuvent éprouver devant un grand nombre de formes de performance. Voici un exemple de ce que nous pouvons construire, réaliser, pour le plus grand plaisir d’un nombre immense d’êtres conscients d’eux memes, lucides, doués de raison et capables de distinguer le bien du mal, qui vont trouver un sens dans cette activité et peut etre une justification de leur existence, en particulier après une semaine de dur labeur dédié à la noble cause de contribuer au progrès de l’espèce.

Vous demanderez vous où réside la noblesse de l’humain ? (au delà du coût environnemental de tels loisirs, mais qui s’en soucie?) Ou la noblesse tout court ? Choisissez entre deux mâles dominants, lequel vaut mieux que l’autre, par sa noblesse, sa beauté, sa grandeur, l’admiration qu’on peut lui porter ? Il y a anthropomorphisme, mais vous hésitez, ne serait-ce qu’un instant ? Peut être pouvons nous alors commencer à questionner ensemble la valeur de cette capacité qu’a l’homme de poser des fins.


Posons la question autrement : qu’est-ce qui nous assure que le cerf ci dessus n’a pas le droit de vivre, que ses bois ne sont là que pour décorer une cheminée parce que l’homme en a décidé ainsi, et que la notion de droit est purement humaine ? Qu’est-ce qui peut bien justifier une telle attitude ? Que valent les fins que se donne l’homme, est-il possible d’en estimer un bilan ? Tout ça, pour quoi faire ?
Jouer au foot, se défouler devant un match de boxe, en prenant plaisir à faire masse, troupeau. Y compris en restant chez soi devant sa télévision à consommer de l’alcool ou autre psychotrope, tout le monde pensant la même chose au même moment et étant fier de participer à la même passivité « contemplative » en tant précisément qu’elle est massive : 2 milliards de téléspectateurs ! Cela justifie-t-il de détruire notre environnement ? Il est vrai qu’il nous faut bien de la place, pour nous nourrir, pour nous loger, pour nous distraire. A quel prix ? Cela en vaut-il la peine ?
On peut longuement développer ce que sont les activités humaines dans toute leur horreur : la pêche massive, indifférenciée, la déforestation sans limite pour produire de l’huile de palme, ou quoi que ce soit, la liste s’allonge indéfiniment. Quotidiennement. Dans l’indifférence devant des espèces vivantes qui disparaissent sans aucune conscience du sort que nous leur infligeons, parfois avec fierté.

Qui mérite quoi?
En définitive, les hommes font-ils tout cela en vue d’une autre fin que se reproduire, au-delà de se distraire ? Mais alors, font-ils quoique ce soit de différent de ce que font les autres espèces vivantes, qui elles aussi cherchent à se perpétuer ? On répondra que nous y mettons une dimension symbolique, un sens, une conscience, c’est toujours le même problème : en définitive, cela change quoi, le sens de la famille ? Est-ce que détruire notre environnement nous rend supérieur à lui en tant qu’il n’y a que pour nous que ces notions de valeur existent ? Quel monde donnons nous à nos enfants ?
Dans un ouvrage magistral, Le Troupeau aveugle (1972), John Brunner montre combien sont inséparables la destruction de notre environnement et notre propre autodestruction, comment en détruisant la nature nous nous détruisons nous mêmes.
L’ensemble du roman met en scène cette logique de troupeau si bien décrite par ce petit panneau : « Pour préserver la propreté de la jetée, jetez vos déchets dans l’eau ». (exergue du roman). Ainsi, il y a une activité constructive à laquelle se livrer dans un tel monde à l’agonie : ramasser les poubelles, Brunner le dit très clairement : voilà ce que nous donnons à faire à nos enfants qui, pensons nous, justifient notre développement industriel et technologique, donnent un sens à notre existence.
Le roman commence par mettre en scène une humanité confinée, ne pouvant souvent sortir qu’en portant des masques à cause d’un air que sa propre activité rend irrespirable, le personnage principal ayant commencé sa journée par conduire son enfant dans un centre médical spécialisé prenant en charge son handicap, comme tellement de ses semblables. Il a assez d’argent pour financer cette prise en charge, de même que sa vie dans une résidence sécurisée avec gardes armés pour se prémunir contre une violence sociale extrême traduisant une société elle-même en totale décomposition. De très nombreuses scènes montrent cette logique de troupeau qui ne nous exonère pas de notre responsabilité individuelle, ne nous fournit aucune excuse, mais explique des catastrophes pathétiques, comme cette station de sports d’hiver que l’on doit déplacer de plus en plus haut à cause de la fonte des neiges, toujours fréquentée par énormément de touristes, qui périssent tous lorsqu’elle est emportée par une avalanche provoquée par le Bang d’un avion supersonique….
Le roman commence ainsi :
Le jour poindra où même les enfants pourront
Jouer sur le gazon en toute quiétude.
Le loup cruel ne les troublera point.
Ils ne connaîtront du lion que son image dans un livre.
Nul arbre vénérable ne laissera tomber
Sa vieille branche sur des têtes sans méfiance.
Les forêts donneront naissance à des bosquets soignés
Et chaque désert sera une pelouse.
Zézayant avec un zèle intempestif,
L’un dira : « j’arrive de l’Ouest,
Où Grand Papa trima pour capter la mer effroyable
Et la changer en un lac docile ! »
L’autre répondra : « Ma maison est dans l’Est,
Où, me dit ma maman, vivait autrefois une bête sauvage
Dont les crocs se découvraient souvent de rage horrible.
J’en ai vu une, c’est vrai, à l’abri derrière des barreaux. »
De même le Nord, ou jadis tout n’était que neige,
le règne des manoirs et des chaumières connaîtra.
Et la musique gracieuse du rire des bébés,
Et le chemin de fer, la route, le télégraphe.
Le Sud aussi : les océans autour du Pôle
Seront domestiqués. Quel noble but !
Tels sont les rêves qui infailliblement l’esprit inspirent
Et les explorateurs anglais enflamment...
"Noël dans la Nouvelle Rome", 1862
Effrayant, non ?
La science fiction que nous venons d’utilliser nous donne nombre d’autres métaphores du présent qui nous renvoient à nous mêmes d’une manière peu flatteuse. Une autre image saisissante nous renvoie à ce que nous sommes : les réplicateurs de la série Stargate. Ces êtres qui n’ont pas d’autre fin que de se reproduire eux-mêmes, de tout coloniser et d’adapter selon les normes de leur espèce et de leur prolifération sans limite, ces êtres qui sont les pires ennemis de tout ce qui n’est pas eux mêmes. N’est-ce pas une bellle image de ce que nous sommes, alors que nous pensons déjà à terraformer Mars lorsque nous aurons épuisé la Terre ? On ne manque pas d’humains qui ont déjà bien conscience qu’il faudra partir un jour. Comme il y a des options déjà prises sur les terres sous les glaces du Groenland.
Dans son roman Vortex, Robert Charles Wilson nous donne une image effrayante de ce que nous pouvons faire, de ce que nous ferons de toute manière de notre environnement parce que personne ne nous arrêtera : s’il nous était donné une seconde planète chargée d’hydrocarbures, mais nous les importerions pour alimenter nos voitures lorsque nous aurions épuisé tout le pétrole de la Terre ! Est-ce si irréaliste ? C’est bien au contraire une métaphore saisissante de ce dont l’humanité est bel et bien capable, en tant que tout cela est préfiguré depuis si longtemps dans notre projet de civilisation. Le résultat que nous présente Robert Charles Wilson est la mort de la Terre. Pour notre confort.
Nous sommes seuls à poser des fins et ne pouvons donc être jugés que par nous mêmes. Ces fins que nous posons sont à estimer dans leur valeur morale au regard de ce qui seul vaut quelque chose, à savoir l’être raisonnable lui même, pour parler comme Kant encore une fois. Regardons donc le résultat, deux siècles après Kant… Et posons nous donc la question qui dérange, peut être : en valons nous la peine ? Au vu du bilan, y a-t-il quoi que ce soit qui puisse justifier notre entreprise « civilisatrice » ? Bien sûr que nous n’avons pas fait que survivre, et que nous aurions été capables de nous donner les moyens d’une survie qui fasse de notre planète un paradis, ou plutôt conserve, au moins, celui qu’elle fut, tant notre monde était admirable.

Le navire s’appelait America Grande…
Espace et temps des gardiens du monde
Robert Charles Wilson, encore lui, construit un roman autour de cette idée de visiteurs venus d’un autre monde qui contemplent le spectacle, comme le bilan, de ce que nous avons fait de notre planète (Le vaisseau des voyageurs). Ce n’est pas ce qu’il met en scène, mais devant le regard d’autres êtres doués de raison, de plus de sagesse que nous sinon de raison, avons nous de quoi être fiers ? Nous sommes nous montrés dignes d’être les fins en soi que pensait le vieux Kant ? Pour le dire autrement, au vu du résultat, comment poser l’homme comme valeur ? Comment être humaniste ?
Peut être deux dimensions de l’humain pourraient-elles susciter une petite lueur, nous laisser penser que tout n’est pas si noir : l’art et la science, dans les cadres de l’espace et du temps.
Pour nous répéter, comment est-il possible de se retrouver au cœur de la splendeur qu’est notre cadre naturel pour se demander ce qu’on va bien pouvoir en faire ? Un projet immobilier ? Y enfouir des déchets nucléaires ? Chercher de l’or ? Ne sommes nous que cela ?
Nous sommes tout de même capables de percevoir que le « cadre » est splendide, ce qui prouve la conformité de notre nature avec la Nature. L’histoire des arts nous en donne tant d’exemples, à commencer par l’Égypte pharaonique qui se pense elle même comme continuité de son cadre naturel. Mais, bien plus proche de nous, toutes les constructions imaginaires qui resituent l’homme dans son cadre, aussi transformé soit-il, montrent que notre sensibilité est toujours la, qu’il n’est pas possible d’extirper chez tout le monde la sensibilité à l’univers dont nous provenons. Que signifie l’immense succès et surtout l’immense influence de l’œuvre de Tolkien ? Nous ne sommes pas des Elfes, les gardiens de la forêt. Leur départ vers un grand ailleurs est riche de sens, de même que le projet industriel qu’entreprend Saroumane qui coupe ses arbres alors qu’il collabore avec Sauron. On peut prendre tellement d’exemples de ces métaphores dans tellement de formes artistiques actuelles, y compris des univers de jeux vidéos où il est particulièrement pitoyable d’assister à un enfermement virtuel dans un univers qui doit toutes ses formes et ses structures à ce qui se trouve là, dehors, encore presque à portée de main, s’il reste une forêt, une rivière, une montagne qui ne sont pas devenus des complexes touristiques et industriels prêts à consommer.
Nous pourrions refaire de notre planète un Paradis parce que nous sommes toujours des artistes, et ce que nous appelons « beau », c’est d’abord notre environnement qui nous l’enseigne.
La sanctuarisation d’une bonne partie de « notre » espace serait une excellente idée, il est simple de montrer à quel point la biodiversité en profiterait immédiatement. On voit d’ailleurs avec quelle rapidité les espèces vivantes reviennent occuper les espaces que l’homme déserte, par exemple à Tchernobyl… Il nous revient de poser la survie des espèces vivantes que nous détruisons comme fin en soi, notre propre noblesse résiderait précisément dans le fait de poser comme valeur morale absolue que chaque espèce vivante a le droit de vivre et d’occuper un espace qui lui permette de vivre en paix, c’est à dire sans l’homme. A cette condition pourrions nous transformer notre planète en paradis, ou plutôt le restituer.
Nous avons les moyens de le faire. en tant que nous pouvons être les jardiniers, les artistes du monde dont nous avons la charge en tant qu’héritage. Les fins de la raison n’ont aucune raison d’entrer en conflit avec le principe consistant à poser la nature comme fin en soi. C’est uniquement à partir de là que nous pouvons prouver que nous valons réellement quelque chose, en cessant de tenter de ne respecter que notre espèce. Il est vrai que rien que cela, nous respecter nous mêmes, nous donne déjà bien du mal, pensons simplement à l’histoire de l’esclavage.…
Nos sciences nous donnent les moyens d’agir à une échelle très large : elles nous montrent certes qu’il n’y a pas de finalité en dehors de celle que nous posons, en même temps qu’elles nous montrent que nous sommes la continuité d’un processus qui dure depuis 4 milliards d’années, et qui a connu des cataclysmes considérables pour toujours se continuer. Il n’y a que pour nous que cette immensité de durée fait sens, mais un tel sens est-il néanmoins purement subjectif, contingent, relatif ? La durée donne-t-elle une valeur, un sens ?
Puis-je dire au dernier représentant d’une espèce vivante, devant moi dans sa cage, qu’il n’était la que pour moi et n’avait donc aucun droit ? Même si je ne peux rien lui dire parce qu’il ne peut pas le comprendre, son espèce ne valait pas moins que la mienne. Je suis coupable de sa disparition, il y a une faute parce que je ne me suis pas donné les moyens d’une survie qui respecte ce qui m’a été donné en héritage.
Laissons nous aller quelques instants à un certain anthropomorphisme : mes ancêtres, ceux dont je viens, me transmettent un héritage précieux, et tout ce que je fais est de laisser ces ancêtres, ma grand-mère qui me tend son trésor, au milieu de mes excréments en la traitant par la violence, pour aller dilapider mon héritage le plus rapidement possible, en me disant que je n’ai pas à considérer qu’ils s’agit d’ancêtres ou d’héritage parce que je suis seul à pouvoir le penser. Une telle attitude ne relève pas de ce qui devrait rigoureusement être appelé civilisé. Elle est même parfaitement méprisable. Voilà le visage de l’homme civilisé.
Le temps, les milliards d’années de constitution du l’équilibre du vivant, peut-il fonder le droit ? Ou bien l’homme a-t-il une légitimité à tout casser, sans même se poser la moindre question, du seul fait qu’il comprend comment faire ? Il en va de notre survie, nous le comprenons chaque jour davantage. Mais sur le terrain des principes, nous pouvons légitimement poser que nous sommes en possession et en charge d’un héritage, celui du temps de la vie. Kant postulait bien l’existence d’un Dieu inconnaissable comme condition du sens de nos actes, ce n’est peut etre pas totalement absurde de nous poser comme héritiers de la Nature dont nous assurons la continuité ! Voila une réponse claire à la question de savoir : que faisons nous ici ?
Nous sommes gardiens, responsables, nous qui arrivons au terme d’une évolution dont nous pouvons être le couronnement et non les fossoyeurs. Le sens même de notre existence est de magnifier, ou au moins de préserver ce dont nous avons la charge. Et ceci a une signification morale qui transcende certainement la diversité culturelle : le respect des ancêtres – même s’ils ne sont pas dotés de conscience, c’est justement cette conscience en tant que nous sommes terme du processus qui nous en donne le devoir. Nous ne nous sommes pas éveillés sur la Terre pour n’avoir aucun devoir envers elle qui nous a fait, même si elle ne s’en n’est pas rendu compte, même si je ne peux pas dire à proprement dire « Elle ». Est-ce tant dénué de sens de nous penser nous mêmes précisément comme cette conscience de la Terre que nous ne pouvons trouver sur notre planète en dehors de nous mêmes ? Il n’est pas très difficile de retrouver l’hypothèse Gaia.
Nous ne sommes pas un accident comme la météorite qui a tué les dinosaures, nous ne sommes pas non plus la fin du grand dessein d’un Créateur qui n’existe pas. Mais nous devons nous projeter dans une situation de transmission, d’héritage dont nous avons la charge, et là réside notre dignité, c’est à dire ce à partir de quoi nous pouvons valoir quelque chose à nos propres yeux, bien au-delà de la position des droits de l’Homme.
L’humanisme a vécu. Il suffit de sortir de nos jungles de béton dans lesquelles nous nous sommes enfermés, et d’aller au-delà de ces complexes agro-industriels délétères que nous appelons encore parfois campagnes, pour comprendre où est notre devoir, la source de ce qui peut être notre dignité. Cela impliquera certainement la suppression de certaines libertés, des châtiments qui demanderaient à être exemplaires. Par exemple, que méritent les braconniers d’espèces protégées comme ceux qui les financent ? Qu’est-ce qui serait juste ? Peut être, à terme, pourrons nous retrouver la démocratie lorsque nous aurons fait ce que nous devons. Chacun sait que le temps presse.

