Musique ambiente venue d’ailleurs

Aujourd’hui, la musique ambiente forme un courant dynamique très diversifié. Voici quelques critiques d’albums pour mettre en lumière des artistes qui méritent une mention spéciale pour la dimension créative de leur musique : Chronotope project, Stephen Parsick, Proton Kinoun / Kasper Weensgaard et l’album de Steve Roach, The Delicate Forever.

Chronotope Project – Event Horizon – Passages

Les tendances ambient actuelles façonnent la musique de demain avec les instruments d’aujourd’hui, notamment en évitant l’usage excessif ou systématique du séquenceur, à la manière de l’école berlinoise. La quête d’ambiances nouvelles et souvent étranges s’enracine dans une recherche sonore très poussée, dans une esthétique minimaliste dépeignant des univers habités, des présences simplement suggérées mais aussi tangibles qu’un rêve.

Cette remarquable économie de moyens, cet art de dire beaucoup avec peu, est poussé à l’extrême par Jeffrey Ericson Allen, dont le Chronotope Project sème de petits joyaux sur une scène prolifique et vivante. Les albums Event Horizon (2013) et Passages (2016) en témoignent. Au-delà de l’influence clairement perceptible de Steve Roach, chaque album dégage une profonde unité, les mélodies étant plus présentes dans le premier. Le morceau « Geosynchronous » repose sur une mélodie de deux notes simples répétées au fur et à mesure que se construit la puissante atmosphère du morceau.

« Passages » révèle une évolution considérable du compositeur vers des atmosphères pures dont la simplicité demeure illusoire. L’évolution du contexte sonore de chacune de ces longues pièces envahit l’auditeur et instaure une douce quiétude intérieure. Ces climats évocateurs tendent vers l’intemporalité grâce à l’utilisation souvent allusive de percussions traditionnelles ou de fragments mélodiques qui suffisent à invoquer un chaman imaginaire, un musicien tribal dont l’ombre plane sur un univers de rêves à la fois réels et vivants.

[`Ramp], Oughtibridge (2005)

L’album débute comme une musique de drone. Des ambiances puissantes, largement improvisées, déploient une expression minimaliste très maîtrisée : les moindres détails, les altérations harmoniques, les effets sonores subtils prennent tout leur sens dans leur discrétion et témoignent de l’écoute mutuelle de deux musiciens qui transportent leur auditoire dans un monde sombre et troublant. Cet univers gagne progressivement en urgence, tout comme en obscurité, à travers l’étirement d’atmosphères obsédantes et mystérieuses. Lorsque la musique se dissipe, elle atteint son paroxysme de tension, à l’opposé de tout crescendo : c’est la richesse expressive de l’ambient qui construit un univers d’autant plus habité que l’on approche du silence. Mais tout explose lors de l’utilisation surprenante du séquenceur au troisième morceau, lorsque le sommet des contrastes et des tensions submerge l’auditeur : « Tool », mais aussi « Spinegrinder » proche de la fin de l’album, qui révèle des éléments mélodiques très convaincants et toujours très sombres.

La pochette de l’album est à l’image de la musique elle-même : un désert apparent qui peut tout dissimuler, surtout si un appareil ancien et étrange écoute dans le vide quelque chose de très improbable mais d’absolument réel.

Création spontanée de musiciens se réclamant du « Doombient », cette musique est l’œuvre de Frank Makowski (électronique, sampling, outils, séquençing) et Stephen Parsick (électronique, ambiances, outils, séquençing), qui improvisent la construction de paysages sonores profondément personnels.

Ramp Oghtibridge

Proton Kinoun, Apeiron (2008)

Apeiron (ἄπειρον) est un mot grec signifiant « illimité », « sans bornes », « infini » ou « indéfini ». Anaximandre croyait que la réalité originelle ou ultime (arche) est éternelle et infinie, ou sans bornes (apeiron), non sujette à la vieillesse ni à la dégradation, et qu’elle produit perpétuellement de nouvelles matières à partir desquelles tout ce que nous pouvons percevoir est dérivé. (Wikipedia)

« Apeiron » est composé et produit par le musicien danois Kasper Weensgaard, alias Proton Kinoun, puisant son inspiration dans la musique de transe, ici totalement transcendée. La référence métaphysique du titre de l’album décrit parfaitement cette musique comme une génération continue d’êtres et de formes perpétuellement renouvelés, à travers la circulation éternelle d’une réalité insaisissable. L’album s’ouvre et se clôt sur de vastes nappes atmosphériques qui dévoilent l’essence même de la réalité : le rythme, la pulsation. Dans les cinq morceaux principaux, les rythmes lancinants sont chamaniques, incantatoires et toujours entièrement électroniques. Les percussions, aux sonorités singulières et inattendues, émergent d’immenses nappes de synthétiseurs sur un tempo marqué par la basse et la grosse caisse, révélant des sonorités d’ailleurs, un flux incessant de formes, de textures et d’atmosphères étrangères. Aucune mélodie. Des ambiances très profondes, jamais identiques dans leur répétition et leur circularité. Une musique liquide. Apeiron.

Après un tel chef-d’œuvre, on ne peut que regretter le silence de ce grand compositeur qui se donne le visage de la Première Machine d’Aristote, Proton Kinoun, mais qui n’est pas Akineton, immobile. Loin de là.

Discogs héberge la description et les critiques de cet album.

Pjusk

Ils composent leur musique dans les contrées sauvages du Nord. Ils expriment des sentiments profonds et lointains avec une poignée de notes, créant des ambiances et des sonorités minimalistes. Cinq albums sont parus à ce jour, chacun instaurant une atmosphère intemporelle, une musique tournée vers l’avenir. Sur les albums « Drowing in the Sky » et « Solstov », la trompette de Christopher Pegg (sleep orchestra) exprime la solitude de lieux reculés, un profond sentiment d’étrangeté et d’isolement, tandis que la musique transcende les frontières et les styles.

La musique ambiente ne se contente pas de suivre les ambiances existantes, elle les crée. Souvent, les mots manquent pour exprimer des chefs-d’œuvre qui, pourtant, suscitent tant de réflexions et d’émotions.

« Pjusk est un duo formé par Rune Sagevik et Jostein Dahl Gjelsvik, originaires de petits villages de la côte ouest norvégienne, proches de la nature. Leur musique s’inspire du climat rigoureux et des paysages sauvages de Norvège. Au cœur de leur collaboration se trouve une vieille cabane perchée dans les montagnes. C’est là que la plupart des morceaux de Pjusk sont composés, bercés par le murmure des ruisseaux glacés et les sommets enneigés. » (Biographie – Site officiel)

Steve Roach – The Delicate Forever (2014)

Que dire de Steve Roach ? Qu’il est une source d’inspiration majeure pour toute une génération de créateurs d’ambient ? Que son œuvre prouve qu’aucune mélodie ni aucun rythme ne sont nécessaires pour exprimer quoi que ce soit en musique ? Ou encore qu’il a créé une telle profusion de musique et de sonorités novatrices que ses albums traverseront les âges, tant son influence est aujourd’hui incontournable ? On pourrait peut-être comparer Kandinsky ou Vasarely à ce qui caractérise l’influence de Steve sur notre monde : une abstraction omniprésente. Elle est absolument réelle, même si nous n’en avons pas conscience.

Musique totalement éthérée et abstraite, « The Delicate Forever » se cantonne à l’atonalité. L’enchevêtrement des cycles sonores plonge l’auditeur dans des espaces oniriques, imaginaires et suggestifs. La répétition, telle une respiration, traverse des grottes et des abris regorgeant de détails intérieurs. Les cinq pièces s’enchaînent comme des prismes plongeant vers une intemporalité profonde. Des lieux secrets « où sommeillent les mystères », habités de volutes harmonieuses chargées d’une signification cachée et hypnotique, traces d’une présence et d’une plénitude que seule une sensation perçoit, émanation d’une sérénité qui fascine et, profondément, apaise. Une sorte d’essence de la musique ambient dans son évolution la plus actuelle, qui unit musique et architecture dans une puissante création d’espaces imaginaires, sans rythme ni mélodie véritables.

The Delicate Forever est un album de 2014 peut-être un peu noyé sous la production abondante d’un musicien prolifique, peut-être parce que l’utilisation intensive de séquenceurs sur des albums tels que « Skeleton Keys » est beaucoup plus facile à découvrir.