J’ai découvert l’oeuvre de Michael Marshall Smith à l’occasion de la diffusion de la série Intruders. Ses romans mêlent remarquablement les genres : science fiction, policier, horreur et spéculation philosophique, avec une influence de Philip K. Dick qui s’estompe au fur et à mesure que les écrits gagnent en maturité et personnalité. Les textes de ce grand écrivain se laissent ainsi difficilement classer ou ranger et sont tous palpitants et très attachants, en particulier la trilogie des hommes de paille. Une œuvre à suivre, très forte stimulation de l’imaginaire.
Avance Rapide (1994)
Un petit garçon dans sa chambre rencontre un homme sans tête qui lui demande télépathiquement de l’aide, mais ce n’était qu’un rêve… On passe de suite à une intrigue policière finement articulée à un univers de science fiction assez original où le personnage principal doit, pour retrouver un ingénieur disparu, commencer par lutter contre son propre équipement domestique, payant. L’œuvre de Philip K Dick traverse ainsi tous les premiers romans de Michael Marshall Smith, qui montre toutefois sa capacité à poser un univers qui n’appartient qu’à lui.
On parcourt ce monde étrange comme une enquête se transformant en aventure, exploration d’une gigantesque cité dont les cloisonnements architecturaux expriment des barrières sociales très strictes, à la manière d’une dystopie futuriste et tyrannique à l’échelle continentale. On visite ainsi le quartier Coloré, le Rouge, le Stable, le Son qui déteste le bruit, le Quartier des Chats réservé aux vrais amoureux de ces petites bêtes, le Centre Action, d’autres encore… Qu’est donc devenu notre monde, que s’est-il passé dans cet univers apparemment anhistorique qui évoque Robert Sheckley ? On a guère le temps de se le demander dans le parcours ultra rapide d’un univers de poupées gigognes qui doit bien avoir une clef, surtout que ce monde n’a pas l’air d’être la seule réalité.

Les divers éléments d’une histoire de plus en plus complexe sont parfaitement articulés entre eux sans sombrer dans les spéculations philosophiques un peu gratuites qui se rencontrent dans les deux romans ultérieurs. Premier roman très prometteur complètement déjanté et très riche, OVNI qui mérite une lecture qui ne laissera pas indifférent.
Freres de chair (1996)
Frères de Chair est un enchevêtrement de poupées gigognes de l’horreur. Il s’agit au départ d’une intrigue policière, une enquête qui sait tenir le lecteur en haleine par beaucoup d’action beaucoup de violence et de rebondissements. Le monde où évolue Jack Randall relève de la science fiction, dont les éléments spéculatifs sont utilisés pour créer un sentiment d’horreur charnelle et approfondir la noirceur de cet univers. Tout commence dans un urbanisme dystopique très inégalitaire qui doit beaucoup à Philip K Dick et ses ensembles de conapts et machines intelligentes et payantes, un élément récurrent des univers de Michael Marshall Smith. Curieusement, on sort rapidement de l’architecture de la dystopie avec une seconde poupée gigogne : des fermes d’élevage de clones humains constituant une réserve d’organes dans un contexte de conspiration menée par les pouvoirs de l’argent de la dystopie. Le troisième niveau d’horreur conduit encore à abandonner la précédente poupée gigogne, et exprime des inquiétudes ontologiques à l’occasion de la diffusion massive d’Internet dans la société à l’époque où le roman est rédigé. Ni cyberpunk, ni Ghost in the Shell, le roman confie aux chats (autre thème récurrent des premiers romans de l’auteur) l’ouverture vers un monde qui n’est pas vraiment un univers parallèle ni un inconscient collectif purement psychologique, mais un peu tout cela en même temps, articulé au parcours personnel du personnage principal avec une violence toujours aussi présente. On reprochera probablement à la conclusion du roman de ne pas parvenir à réellement unifier tous les éléments de cette histoire complexe et déroutante.

Avec cette intrigue bien menée qui sait tenir son lecteur en haleine sans se noyer dans des spéculations philosophiques hasardeuses, Michael Marshall Smith poursuit un parcours complexe et semé d’embûches qui pose un univers plus ambigu que celui de son premier roman, à cheval entre policier et science fiction où l’on se demande lequel est prétexte à l’autre faute de parvenir à les fusionner réellement. Frères de Chair est comme une transition depuis un premier roman très réussi vers la trilogie des hommes de paille, expression beaucoup plus personnelle et affirmée d’un écrivain chez qui l’exploration des noirceurs de l’âme humaine est une constante qu’il sait convertir en roman original et surprenant.
La proie des rêves (1998)
Ce roman mêle la science fiction et le roman policier comme Philip K Dick en a posé le modèle, mais on sort ici assez peu de l’intrigue policière en dépit des nombreux éléments futuristes comme ces machines parlantes, intelligentes et surtout payantes empruntées à ce même PKD. Le thème du souvenir artificiellement implanté est également utilisé, mais plus du tout comme souvenir « agréable » de choses non vécues (cf le film Total Recall, même auteur) : il s’agit de louer sa mémoire pour débarrasser de certains souvenirs ceux qui peuvent se le payer. Mais que se passerait-il si l’on faisait passer au détecteur de mensonges quelqu’un qui se souvient d’un meurtre alors que le souvenir ne lui appartient pas ? Qui est le meurtrier, propriétaire original d’un tel souvenir, dont il s’est débarrassé et qu’il ne reconnaîtra donc pas comme sien ?

Le personnage de Hap Thomson mène ainsi une enquête intense pour sa propre survie dans un univers noir et violent. Il découvrira toute une machination d’une ampleur sociale considérable, qui préfigure le conspirationnisme de la trilogie des hommes de paille. L’intrigue ne veut pas cependant se maintenir au niveau du roman policier. Si les éléments de science fiction ne parviennent pas à poser un univers réellement convaincant, Michael Marshall Smith nous emmène dans des spéculations métaphysiques et cosmologiques assez vertigineuses et très surprenantes, en quittant la narration pour poser les éléments d’une conclusion déroutante qui modifie complètement la signification de toute l’intrigue.
Si ce roman arrive à captiver par l’action qu’il déploie pendant sa majeure partie, on appréciera peut être davantage la trilogie qu’il préfigure. Philip K. Dick incarnait bien mieux une inquiétude métaphysique dans ses personnages sans que la narration se dissolve dans des abstractions comparables à un ouvrage de Leibniz, les justifications conceptuelles en moins.
Les hommes de paille (2001) – Les morts solitaires (2004) Le sang des anges (2005)

Ward Hopkins se rend à l’enterrement de ses parents, morts dans un accident de voiture, et découvre un message d’adieu très étrange pour des victimes d’un accident… Sarah Becker, adolescente, est kidnappée par un maniaque criminel qu’un détective hanté par son passé, John Zandt,, va s’employer à retrouver. Rien que de très ordinaire dans ces deux intrigues qui finiront bien par se recouper… Mais lorsqu’on soulève un niveau de conspiration, on en découvre toujours un autre, et chaque découverte s’accompagne d’un parcours destructeur pour celui qui s’y livre, car par définition toute conspiration prend soin de se protéger d’autant plus puissamment que ses ramifications s’étendent loin, depuis très longtemps, dans les cercles politiques et financièrs. Il n’y a plus de marche arrière.
L’univers de ces trois romans ne multiplie pas les éléments spéculatifs et ne relève plus de la science fiction ni même du fantastique. L’étiquette « roman policier » n’apporte même pas grand chose. Tout se déroule aux Etats Unis, principalement dans l’Ouest et le Nord Ouest au travers de multiples lieux peu peuplés, voire dans la nature sauvage ou les immenses forêts de l’Oregon. Ce monde est globalement le nôtre, mais les enjeux très profonds de son intrigue fondent un regard inquiet sur notre réalité sociale et politique.
Dans ses premiers romans, Michael Marchall Smith a exploré les articulations entre ontologie, cosmologie, psychologie des profondeurs, univers informatiques ou robotiques, et conspirations financées par l’argent et le pouvoir. La trilogie des hommes de paille développe le vrai thème de prédilection qui fait lien entre toutes ses œuvres : la profondeur d’un conspirationnisme qui noircit l’univers des hommes et son histoire. S’il y a encore des intrigues multiples et imbriquées, ce n’est plus pour se perdre dans des spéculations parfois hasardeuses. Le thème du double, classique du fantastique, donne une toile de fond à une intrigue pleinement cohérente qui gagne en ampleur au long de centaines de pages qui se parcourent avec une réelle délectation et qui approfondissent la psychologie de personnages très solides au fur et à mesure que l’on découvre leur histoire personnelle, inséparable d’un complot très ancien. Les trois volumes sont ainsi tout à fait inséparables et forment une seule œuvre, dont la fin demeure aussi ouverte que les origines de cette histoire qui se perd dans la nuit des temps, dans des tumulus néolithiques, dans les fantasmes malsains d’hommes trop riches et dans des forêts trop isolées pour être vraiment désertes.
Un univers noir, violent, d’aventure sans retour pour ceux qui ont la malchance de soulever un coin du voile derrière lequel il n’y a pas de monstres tentaculaires venus d’outre espace, mais simplement nos semblables. Jusqu’à quel point le sont-ils vraiment ?
Le chef d’œuvre de Michael Marshall Smith.
Les Intrus (2007)
Lire un roman après en avoir vu l’adaptation au cinéma, ou le contraire, peut être très décevant. Par contre, découvrir une œuvre en même temps que la diffusion de la série télévisée dont elle est tirée est une expérience de va et vient assez étrange. J’ai ainsi beaucoup de mal à faire abstraction des visages et lieux des épisodes, et surtout de l’interprétation éblouissante de la jeune Millie Brown (sa performance d’actrice dans cette série n’a rien à envier à celle, plus connue, de Eleven dans Stranger Things). Le plus étrange reste encore l’atmosphère troublante de cette histoire qui relève du fantastique le plus noir.

Sommes nous bien celui que nous pensons être ? Nos proches sont-ils bien aussi ceux que nous croyons connaître, ou peuvent-ils, après une absence inquiétante, devenir de plus en plus quelqu’un d’autre, une autre personne ? Que pourrait-on découvrir derrière le quotidien de celui ou celle qui partage notre vie, en surveillant à son insu ses collègues et son lieux de travail, ? Une telle surveillance peut même s’avérer dangereuse… Histoire parallèle : de tels bouleversements de la personnalité ont quelque chose de profondément dérangeants lorsqu’ils surviennent dans la vie d’une petite fille qui fugue, en sachant pour son âge beaucoup trop de choses bien trop malsaines sur le monde, la vie et les autres. Quels monstres peuvent habiter en nous mêmes ? Maladie mentale ? Peut-on être téléguidé, commandé par une obscure magie ? Réincarnation ? Tout cela en même temps, ou encore autre chose ?
Michael Marshall Smith reprend un thème central du fantastique dans ce roman policier qui mêle les frontières des genres. Le plus terrifiant, ce n’est pas tellement la maison hantée, ni même d’être hanté soi même, mais de découvrir que ses proches le sont et qu’il y a un intrus profondément indésirable qu’on ne peut plus déloger de son intimité, de son quotidien, et qui va réduire notre vie en miettes. Une histoire captivante et une adaptation en une série télévisée de 8 épisodes qui sait s’écarter de l’histoire en mettant en valeur toute sa noirceur.
Machination (2011)
Plus on est prétentieux et superficiel, plus on mérite une punition. Le personnage de Bill Moore, agent immobilier ultra connecté, sévissant en Floride et voulant devenir riche et puissant le plus vite possible, au détriment de son associée trop médiocre pour lui, méritait-il pourtant ce qui l’attend ? Que le monde fasse l’objet d’une vaste manipulation, c’est un ressort romanesque classique. Mais il est toujours délicat de découvrir que votre propre vie quotidienne et votre personne en sont l’objet, et que les modifications en sont particulièrement rapides et brutales. Qui tire donc les ficelles ? Cette petite étiquette portant « MODIFIÉ » – était pourtant bien claire, mais Bill Moore pouvait-il comprendre que ce qui avait été modifié, c’était lui même ?

Un tel type d’intrigue peut donner lieu à des développements divers qui pourraient relever de la science fiction. Michael Marshall Smith choisit de se cantonner au monde « réel » dans un roman qu’on pourra qualifier de « policier » si l’on souhaite vraiment tout étiqueter. Il y a une conspiration dont le personnage principal n’est qu’un rouage tout à fait secondaire. L’articulation assez lâche de ce conspirationnisme à la trilogie des Hommes de Paille n’est pas surprenante lorsqu’on en connaît l’univers ; ce roman demeure cependant autonome et n’en constitue pas une suite. C’en est toutefois un prolongement qu’on appréciera particulièrement comme poursuite de cette exploration des noirceurs de l’âme humaine et de la complexité de complots cruels qui se donnent de vraies vies comme simples jouets.
Demeure la question de savoir quel degré de ressentiment personnel l’auteur projette sur son personnage principal, l’ultra connecté e-riche et e-agent immobilier Bill Moore. Mais peut-on vraiment lui reprocher de s’en prendre à ce type d’icône ?
Yves Potin (2015)
