Le dernier roman Alan Moore, le Grand Quand, inaugure un ensemble de 5 récits devant se centrer sur Londres, chacun dans une décennie suivant la seconde guerre mondiale. Le sens de ces romans est d’établir une réflexion sur notre présent à partir de ce regard sur le passé, « comme une route psycho-historique sur la manière dont nous en sommes venus ici », comme il l’explique dans une interview.
L’auteur poursuit ainsi sa carrière littéraire par la construction romanesque après des créations particulièrement marquantes dans le domaine de la bande dessinée ou plutôt du roman graphique, genre qu’il a contribué à créer. On pensera à Watchmen et à V pour Vendetta, mais aussi From Hell, Swamp Thing… Familier du roman depuis 2008, il s’insère ici dans cette riche tradition d’une autre Londres, parallèle, d’une ville « inférieure » dissimulée sous les apparences, comme un sous-monde qui est pourtant source et vérité de la ville « ordinaire ». La référence la plus évidente de cette tradition littéraire est Neverwhere, de Neil Gaiman, qui n’est jamais mentionné… Au contraire de Michael Moorcock et Iain Sinclair avec qui Moore a collaboré, il leur dédicace l’ouvrage.
Le propos de cet article, au delà d’une simple présentation du roman, est de situer les principaux personnages historiques auxquels Alan Moore rend hommage, et à partir de leur enracinement dans les traditions magiques et ésotériques, de situer les fondements philosophiques du monde si surprenant auquel l’auteur nous confronte : un idéalisme très personnel.

1 – Comment tout commence
Le titre même du roman, Le Grand Quand (The Great When) est une subversion d’un surnom peu flatteur donné depuis bien longtemps à la ville de Londres . Au delà du jeu de mots, le titre renvoie à une interrogation sur le temps comme l’oubli, et la persistance d’un passé qui est l’être même de la ville, en particulier si le récit a lieu dans une Londres grandement détruite au lendemain de la guerre. Il reste en fait… beaucoup de choses du passé.
L’introduction du Grand Quand, qui est celle de tout le cycle à venir, nous fait découvrir une mosaïque de personnages colorés dans des situations pittoresques voire animées, en ne respectant aucune chronologie.
Au commencement est la magie, ce roman nous parle-t-il d’autre chose ?
C’est la rencontre de deux sorciers mourants, qui marquent la fin d’une époque : Alistair Crowley est visité par Violet Firth plus connue sous le nom de Dion Fortune. Si les noms ne sont qu’allusifs (celui de Crowley n’est pas cité), nous retrouvons bien le domestique ou assistant du sorcier sous le nom de Kenneth Grant. L’ordre ésotérique de la Golden Dawn, qui n’est pas mentionné, imprègne cette présence du passé. Moina Mathers , artiste et occultiste, sœur du philosophe français Henri Bergson et fondatrice de l’ordre est mentionnée (p.13). Dione Fortune décédera d’une leucémie en 1945, quelques mois après cette entrevue. Il ne reste à Crowley que deux années à vivre. La mort prochaine de ces deux personnages est à l’image de la disparition d’une Angleterre détruite par la guerre sur les ruines de laquelle commence à s’édifier un nouveau monde, mais peut-on faire table rase du passé ?
Les années ne se succèdent pas mais s’entremêlent dans cette introduction étrange. Vient ensuite David Gascoyne, poète surréaliste, anti-fasciste et membre du parti communiste. Il a une vision du grand Quand avant la guerre, un monstre que personne ne voit sauf lui dans les années 30, lors d’une manifestation qui tourne mal. Cette vision contribue-t-elle à la source de la dimension surréaliste de son art ? Dans ce contexte romanesque, fictif, sans nul doute. En tant que l’auteur construit une métaphore du monde réel, l’idée maintenant classique selon laquelle le peintre donne a voir ce qui est invisible aux yeux ordinaires est à prendre en un sens fort.
Remontons encore plus dans le passé, toujours sans qu’aucune date nous soit donnée. Un autre personnage toujours aussi haut en couleur apparaît, Prince Monolulu qui prévoit la victoire du cheval Spion Kop : cela a lieu au derby de 1920. Le personnage est tellement fantasque que le lecteur non averti croira certainement être dans la pure fiction, et pourtant…
Enfin, le nom peu commun de Dennis Knucleyard a été rêvé par l’auteur. Il s’agit du personnage principal qui, lui, est fictif. Au terme de cette introduction complexe, nous sommes en l’année 1940 et Dennis, qui n’a alors que 9 ans, assiste à la destruction de Cripplegate par les missiles nazis. Lui est alors donnée une vision de ce Londres parallèle et d’un étrange personnage qui assiste médusé à cette destruction depuis la porte d’une arche qui pourtant n’existe plus.
2 – Personnages, lieux et objets
Neuf ans plus tard, Dennis cherche à survivre dans un monde d’après guerre difficile. Il loge chez Coffin Ada, personnage haut en couleur comme en toussotements permanents et travaille pour sa librairie d’occasion, Lowell’s Books & Magazines. Il est ainsi chargé d’approvisionner la librairie en livres, et se voit confier la tâche d’aller chercher un lot d’ouvrages d’Arthur Machen. Parmi ces livres se trouve un ouvrage inexistant, fictif, qui n’est que mentionné dans un des derniers romans de Machen, N : A London Walk (1853) du révérend Thomas Hampole. Et pourtant Dennis a bien cet ouvrage entre les mains. Parmi une petite pile de livres d’un écrivain dont il n’a jamais entendu parler se trouve un objet fictif, qui n’existe pas, et il n’en sait rien. En rentrant avec son colis de livres sous le bras, Denis passe le temps dans un pub avec Clive Amery, un de ses deux amis. Puis il rencontre Grace, jeune prostituée qui est le second personnage féminin du récit, pour un contraste total avec Coffin Ada. Celle ci se rend compte le lendemain qu’un des livres est un faux, qu’il ne peut exister, et elle charge Dennis de le rapporter. C’est alors que Dennis va faire une mauvaise rencontre avec Jack Comer, mais ce livre impossible va le faire passer dans un autre monde : le Grand Quand, un Londres parallèle dont de nombreux personnages ont une connaissance sinon un pressentiment, à commencer à Coffin Ada qui n’en détaille surtout rien.
Dennis va rencontrer un nombre très importants de personnages réels auxquels l’auteur rend hommage, comme Iron Foot Jack. Il est difficile de tous les mentionner, on regrettera peut être que Moore se contente de simplement citer au chapitre 3 le nom d’Algernon Blackwood, un autre membre de la Golden Dawn et grand écrivain, toujours vivant à Londres en 1949. Son nom est simplement cité au chapitre 3.
Il est difficile d’en dire plus sans dévoiler davantage l’intrigue, passons à l’analyse du sens de toute cette construction (nous n’allons pourtant pas au delà de la présentation en page 4 de couverture…). Notons toutefois que tout commence réellement à ce moment, par une altération de la narration qui passe au temps présent, écrite entièrement en caractères italiques. Alan Moore s’en explique :
« Les italiques accentuent l’intensité. Ils sont penchés en avant, ils semblent pressés d’arriver quelque part. C’était pour faire sentir aux gens qu’ils étaient soudainement dans un état d’esprit différent et peut-être pas forcément confortable » (interview, Entertainment Weekly).
Le passage dans cet autre monde du Grand Quand est une expérience physiquement dérangeante, le contraire du placard de Narnia, entre tellement d’autres exemples d’univers parallèles.
« Si l’un d’entre nous devait entrer en contact, même brièvement, avec un monde aux lois physiques différentes, il passerait le reste de sa vie en thérapie. Ce serait une expérience bouleversante, et c’est ce que j’ai essayé de transmettre dans Le Grand Quand, où les réactions des personnages lorsqu’ils entrent ou sortent de l’autre dimension incluent généralement des vomissements, des pleurs et des évanouissements » (Ibid).
Voici une des premières visions de cet ailleurs qui semble relever de l’hallucination cauchemardesque :
« Filtré par des scintillements, le paysage urbain qu’il distingue succombe à une biologie féroce… Des réverbères pivoines aux pétales moulés dans du verre fané penchent sur des tiges en bronze, et des câbles ballants agitent leurs feuilles noires en caoutchouc… des choses remuent à sa périphérie, des froissements dans la tourbe de détritus frémissants, des capotes-chenilles, la moindre chose soudain animée… il veut faire quelques pas mais ses jambes sont en coton, et voilà que d’une lueur intraçable sortent des cageots-crabes dont les huit pattes sont des coquilles articulées; des papilons de nuit, en pages de revues porno pliées, avec des seins imprimés en gris sur leurs ailes mouillées; une excroissance d’asticots-mégots, aux ailes cramées et aux culs détrempés; des gouttières- anacondas se détachant des murs pour ramper sur les lingots des dalles; des mollusques-chewing- gums s’avançant lentement pour vérifier qu’il est comestible… comprenant que tout ça est réel, enfin il hurle… » (p.103)
Cette expérience contient indéniablement les éléments psychédéliques dont Moore est héritier, dans cette distorsion de la réalité ordinaire et la création d’entités composites, même s’il n’y a pas d’insistance sur l’altération des couleurs de ce Londres parallèle.
3 – Interprétations
Quel est le sens d’une telle expérience ? Comment comprendre ce passage dans un monde peut être plus réel que le notre, dans son rapport à la magie ? Qu’est-ce donc qui est réel ? Que faut- il comprendre de ce que nous montre Alan Moore, artiste et magicien ?
Nous pouvons commencer à nous en faire une idée à partir des écrivains et artistes que Moore convoque, à commencer par Arthur Machen (1863 – 1947), au cœur du cycle entier des 5 romans à vernir qui s’étendra jusqu’à la fin du XXeme siècle. Lui aussi membre de l’ordre de la Golden Dawn, Machen est un des grands auteurs de fantastique du XXeme siècle. Surtout connu pour Le Grand Dieu Pan (1894), il publie de nombreux textes dont La colline des rêves (1897) et Le Peuple Blanc (1904). Lovecraft lui rend un hommage appuyé dans son essai Épouvante et Surnaturel en Littérature (1927 – 1934). John Gawsworth , éditeur de Machen, en particulier de ses dernières oeuvres dont « N », fait partie de l’intrigue du Grand Quand.
Alan Moore met brièvement en scène Machen dans les pérégrinations de Dennis au travers de cet autre Londres :
« Près de l’embouchure de Surrey Street, une silhouette humaine, immobile, un jeune homme vêtu d’un pardessus de vieux, à la tête rejetée en arrière et les bras levés comme pour embraser l’instant, dans une averse de lumière émeraude qui ne tombe que sur lui » p.108
Est-il devenu une Idée ? Machen a-t-il trouvé une forme d’immortalité, baigné dans la lumière de cet ailleurs ?
Le roman « N » (1934) est au coeur du Grand Quand. On peut en trouver une recension à cette adresse . On pense bien sûr à la nouvelle « He » de Lovecraft qui elle aussi dépeint un autre monde vu d’une fenêtre. Vision d’un monde plus ancien que le nôtre, bien plus agréable et enchanté – au moins dans un premier temps, qui a ses analogues dans les dernières pages de Démons et Merveilles, comme dans la prodigieuse nouvelle L’Étrange Maison Haute dans la Brume (1926).

« N » développe l’expérience de ce qui s’appellera ultérieurement psychogéographie, comme forme d’exploration intérieure liée à la découverte et l’exploration de lieux, ici le paysage londonien. Cette exploration ou plutôt ici exaltation devient saisie d’une périchorèse. Arthur Machen détourne considérablement un terme théologique relatif à l’interpénétration des trois personnes divines, en attribuant cette interpénétration à celle de deux (ou plusieurs) réalités, comme des couches de mondes parallèles qui se trouvent en communication. Alan Moore va totalement assumer cette subversion de la théologie classique.
Cependant, ce qui distingue sa démarche est l’immersion des personnages dans cet autre monde, qui n’est plus simplement vu d’une fenêtre. Ce bouleversement de la réalité doit être dérangeant, y compris voire surtout au pris d’une forte impression de confusion dans la narration explicitement assumée afin de désorienter le lecteur.
Pour se sortir des ses ennuis, Dennis comprend qu’il doit retourner dans le Grand Quand, mais il lui faut un guide dont il va se mettre en quête. Ce personnage occupe une place majeure tant Alan Moore désire lui rendre un hommage appuyé.
Peintre et magicien, Austin Spare vit dans une pièce minuscule en sous sol qui lui sert aussi d’atelier suite à la destruction de sa maison pendant la guerrre. Son art très personnel ne relève pas du surréalisme, et on lui doit des ouvrages d’occultisme où il développe des doctrines qui lui sont également propres, s’étant assez rapidement détaché de la Golden Dawn comme d’Alistair Crowley.
Une biographie incontournable d’Austin Spare date de 2011, écrite par Phil Baker est préfacée par… Alan Moore !
Quelle meilleure évocation faire de cet artiste sinon choisir quelques uns de ses tableaux ?



Dans le roman, Spare aussi a un placard qui accède à une autre réalité, dont il est coutumier; il va ainsi guider Dennis dans le Grand Quand (pp.. 178 ss). Artiste et magicien, n’est-ce pas la même chose ? Ceci n’est pas du tout à prendre au second degré, Alan Moore l’expose de manière très explicite.
« Si vous pouvez manipuler votre propre conscience et peut-être celle des autres, ce que tous les artistes cherchent à faire, qu’ils soient magiciens ou non, alors vous aurez accompli un acte magique. » (5’50)
Un tableau comme un livre sont des sorts, des oeuvres magiques en tant qu’ils sont des œuvres d’art. Austin Spare s’inscrit ainsi dans une démarche dont Moore est continuateur.
Nous avons étudié comment Alan Moore construit toute une réflexion sur l’être et la présence du monde, du réel. Ainsi, il subvertit considérablement l’ontologie classique et nous conduit à relativiser les allusions à la caverne platonicienne que l’on trouve dans les critiques de Rich Johnston et de Gareth Southwell.
Certes, le monde commun, ordinaire et quotidien est bien limité. La perception partagée de ce que nous appelons « réalité » s’avère très étriquée. Qu’il y ait une autre réalité, qu’il soit possible de passer les « portes de la perception » comme si nous étions prisonniers d’une caverne, c’est bien ce dont nous parle Alan Moore avec des écrits si dérangeants. Cependant, s’il y a bien quelqu’un dont Platon se méfie, c’est l’artiste. Or c’est lui qui est pour Moore le magicien par excellence. Mais surtout, le voyage hors de la caverne platonicienne culmine dans une transcendance de nature profondément religieuse, mystique. Ce n’est pas du tout le point de vue de Moore dont l’ontologie renvoie bien à un autre monde, mais qui demeure toujours celui de la conscience humaine. Elle est en dernière analyse la mesure de tout ce que nous pouvons appeler réalité. Si cet autre monde que le Grand Quand nous dépeint est en un sens source de la réalité commune parfois bien terne et étriquée que nous partageons, ce n’est pas du tout sur le mode d’une création à partir d’essences éternelles. Il faut bien plutôt chercher la source de ces essences dans le monde commun que nous partageons, son histoire et les figures humaines qui l’ont marqué et l’ont fait tel qu’il va demeurer… un certain temps.
C’est le monde sans Dieu d’un magicien anarchiste.
Êtes vous certain que le livre que vous tenez entre les mains provient bien d’une librairie ?
Après cette conclusion, nous voudrions laisser la parole une dernière fois à Alan Moore lui même :
« L’espoir est toujours la seule position rationnelle, car renoncer à tout espoir de réussite revient à garantir l’échec et, si le pire devait arriver, mieux vaut partir en sachant qu’on y a résisté et qu’on a lutté de toutes ses forces pour l’empêcher. Alors, oui, il y a toujours de l’espoir. Mais oui, je crains que le monde ne soit inévitablement plongé dans une période sombre, et l’espoir est que nous puissions y survivre et en construire un meilleur.
Si nous souhaitons un avenir viable pour nous, nos enfants et leurs enfants, alors puis-je discrètement suggérer que nous cessions d’élire et de tolérer d’évidents bouffons fascistes parce que nous les prenons pour des personnages amusants, comme s’ils étaient des colocataires de Big Brother. Ce n’est pas de la télé-réalité. C’est la réalité, ou ce qu’il en reste. Protestons plutôt et fulminons contre ces bavards d’imbéciles nazis jusqu’à notre dernier souffle, plutôt que de sourire bêtement tandis qu’Elon Musk nous « envoie son cœur » à la manière de Nuremberg. Soulignons que ce sont des crétins suicidaires lorsqu’ils prétendent que le changement climatique est une supercherie chinoise. Ne cédons pas un pouce à ces imbéciles.
Et, plus important que de condamner les forces à l’origine de ce désastre multiforme, assumons nos responsabilités envers nous-mêmes et nos communautés. Pour l’amour du ciel, cessons de compter sur ces dirigeants et leurs structures sociales égoïstes qui ne nous mènent nulle part, si ce n’est vers l’abîme. Si nous voulons que les choses existent – comme une éducation, des soins de santé et des services sociaux adéquats – alors consacrons notre énergie, notre temps, notre argent, notre art aux nombreux projets communautaires qui surgissent par nécessité et tentent de contrer les privations de l’État ou le monde toxique qu’il a créé. Soutenez les mouvements et manifestations écologistes, défendez les droits des minorités et des femmes à un moment où ces droits leur sont arrachés par le scénario comique / d’horreur actuellement en place Maison Blanche. Créez des laboratoires artistiques ou lancez des fanzines, conscients que nous devrions également penser à proposer nos propres œuvres artistiques et nos propres divertissements, et faites quelque chose, petit ou grand, pour que le monde qui vous entoure ressemble davantage à celui dans lequel vous souhaitez vivre. Bonne chance ».

Yves Potin 2025